[Cette fable est une réadaptation de celle écrite par Boris Cyrulnik dans « De Chair et d’Âme »]
Quand je me suis présenté au sein d’un certain bureau d’étude parisien de paysage, où je venais d’être nommé, j’ai vu se diriger vers moi le directeur et son assistant. Ils boitaient tous les deux. Un peu plus tard sont arrivés les ingénieurs, chefs de projets et les autres stagiaires comme moi. Eux aussi boitaient. Je n’ai pas osé m’en étonner à voix haute, mais, croyez-moi, ça fait un drôle d’effet de voir tout un service de paysagistes, hydrauliciens et ingénieurs agronomes se déplacer en boitant, tous en même temps !
J’ai passé un an dans ce service au contact de ces merveilleux scientifiques de la ville. Ils connaissaient tout sur l’ingénierie urbaine, les réflexions et modélisations de projets de la petite échelle de l’espace public aux grands territoires. Leur dimensionnement de projet urbain et dessins techniques étaient excellents, leurs références parfaites et leur implication était exemplaire.
Au bout d’un an, une gentille secrétaire m’a dit que mon contrat ne serait pas renouvelé. J’ai cru comprendre à ses demi-mots qu’on me reprochait de ne pas boiter. Par bonheur, j’ai aussitôt trouvé un autre engagement au sein d’une certaine agence de maîtrise d’ouvrage francilienne. Quand je me suis présenté, j’ai vu au fond du couloir que le patron et son assistant se dirigeaient vers moi pour m’accueillir. Ils boitaient eux aussi, mais pas du même pied. Cela fait un drôle d’effet de constater que tant d’ingénieurs territoriaux et experts en prospective marchent côte à côte en boitant. Je me suis demandé pourquoi ils ne boitaient pas du même pied.
Ils étaient passionnants, ces maîtres d’ouvrage. Ils connaissaient tout de la réglementation, de la conceptualisation et de la programmation d’un projet urbain durable.
J’ai passé un an au contact de ces grands penseurs et programmateurs de la ville. Mais quand une gentille secrétaire m’a dit que mon contrat ne serait pas renouvelé, j’ai cru comprendre à ses demi-mot qu’on me reprochait, encore une fois, de ne pas boiter. Irrité, j’ai donc décidé de protester auprès de la direction du développement urbain présidé par un grand urbaniste que je respecte énormément. J’étais très intimidé en les attendant dans la pompeuse salle du conseil et, quand je me suis levé pour les accueillir, j’ai été stupéfait de voir qu’ils boitaient eux aussi, mais chacun de son pied.
Quand la sentence fut prononcée, j’ai entendu qu’en effet on ne pouvait me garder ni en bureau d’étude ni en communauté d’agglomération puisque je ne boitais pas. Alors j’ai dit : « Détrompez-vous, messieurs les académiciens ! Si vous croyez que je marche droit, c’est parce-que je boite des deux pieds. »
La morale de cette fable est magnifique : un urbaniste boite des deux pieds, mais cela ne l’empêche pas pour autant de marcher droit.
Comprendre ses atouts pour mieux les défendre.
Quels sont nos atouts ? Nos qualités ? Nous ne sommes ni architectes, ni paysagistes, ni ingénieurs, ni géographes, ni sociologues, ni anthropologues, ni designers, ni écologues, ni agronomes, etc. nous sommes à la fois bien plus et beaucoup moins que toutes ces disciplines réunies. Peut-être que l’urbaniste est justement la personne capable de rassembler ce beau monde et permettre à la ville de marcher droit sans boiter.
Ainsi, comprendre son cursus d’étudiant ou d’apprenti n’est pas uniquement satisfaire une simple curiosité intellectuelle, que certains disent même inutile à la culture, c’est une réelle introduction à son parcours professionnel.
J’aimerais lire plus souvent l’idée de considérer l’urbanisme comme étant l’épistémologie de la ville. Ce n’est pas une science « molle », encore moins une science « dure », l’urbanisme est la philosophie des sciences de la ville. C’est analyser la ville comme une entité complexe, de façon globale, à la fois matérielle et immatérielle.
Après le diplôme.
Quand on vient d’obtenir son diplôme, dans un joli contexte de crise, nous sommes perdus. Quelle porte choisir ? Quelle clé pour l’ouvrir ? On nous demande de faire preuve de flexibilité dans nos choix d’embauche, de démontrer à quel point nous sommes « parfaits pour le job ». Alors on prône les qualités humaines habituelles, on devient soudainement « rigoureux et dynamique », « on apprécie le travail en équipe », on est aussi « capable de réfléchir en autonomie » et bien sûr « on ne recule pas devant les difficultés et contraintes qui nous seront imposées ».
Quand on écrit sa lettre de motivation, on déprime. On essaye d’éviter les phrases toutes faîtes, on tente de se démarquer. Si forte la motivation de décrocher un job soit-elle, on ne peut s’empêcher de penser secrètement « pourvu qu’ils ne me prennent pas ceux-là », ou encore « je me suis tellement courbé pour le job que ça devient une coutume chez moi ».
Chaque refus de candidature est un pas de plus vers le sentiment d’être inutile, trompé, frustré, dévalorisé. Alors, on se retrouve vite dans un labyrinthe d’interrogations, quel rôle est fait pour moi, quels objectifs professionnels d’ici 3, 5, 10 ans ?! Au fond, c’est comment et c’est quoi l’urbanisme. Tenter de comprendre cette science complexe est sans doute la façon la plus saine de débuter ses recherches d’emploi.
« C’est nous le futur ».
Reprenons depuis le début. Non, nous ne sommes pas des tocards, au diable ceux qui le pensent. Nous sommes passionnés, créatifs, ambitieux, curieux, ouverts d’esprit, notre cursus est une réussite jusqu’à présent et de toute façon : « c’est nous le futur ». Allons-y, jetons-nous des fleurs ! On oublie trop souvent de se récompenser soi-même ou encore de féliciter un collègue. Faisons preuve d’altruisme, de curiosité, de capacité d’adaptation, cela ne peut que nous apporter de nouvelles opportunités à saisir. Attention tout de même à ne pas être trop généreux ou bien crédule, restons vigilant. Une mauvaise opportunité est le meilleur moyen de se desservir, se perdre.
Si « c’est nous le futur », encore faut-il ne pas être trop rétrofuturiste et ressembler à nos aïeux, autant se démarquer. Il y a forcément un domaine dans lequel on excelle davantage, sur lequel il faudra appuyer et approfondir sa candidature. Désormais, plus question de postuler au hasard, on propose un projet à l’agence non plus redoutée, mais convoitée : « ce que nous pourrions faire ensemble ». La lettre de motivation n’est plus déprimante mais excitante, on se voit déjà dans la boîte, prendre des pauses cafés, participer aux pots entre collègues, etc.
Il est nécessaire de se projeter dans l’avenir, comme le dit si bien le neuropsychiatre Boris Cyrulnik : « Désirer sans agir prépare à la parole. » Mine de rien, c’est le parcours professionnel le plus évident que l’on construit, celui qui nous ressemble réellement. Plus on est « intègre » avec son cursus, plus on est crédible face à un recruteur et donc plus on a de chance de se faire embaucher. En mouvement s’il vous plaît. On démarche les agences convoitées, on fait marcher nos contacts, on sort l’artillerie lourde : le Book, meilleur moyen de montrer à votre recruteur de quoi vous êtes capables.
La morale.
La morale de la fable de l’urbaniste à la recherche d’un emploi en 2012, c’est qu’il ne faut pas se laisser décourager par quelques gens boiteux d’un seul pied. Dans les agences publics ou privés on voit trop souvent des personnes qui boitent d’un seul pied, s’appuyant de préférence sur une jambe hypertrophiée, ignorant l’autre qui s’atrophie. Nous sommes urbanistes et nous boitons des deux pieds, pourtant cela ne nous empêche pas de marcher droit. A notre génération de le démontrer et on y croit !