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Paradoxe des déplacements doux des métropoles sous speed

Récemment, un article décrivait une certaine corrélation entre la vitesse de marche des piétons et l’activité économique d’une ville. Nous pourrions trouver une corrélation du même genre entre la vitesse de pédalage des cyclistes et leur aptitude à prendre des risques plus ou moins importants, selon un trajet plus ou moins familier. On les appelle étrangement « déplacement doux ».

Source : "Who Owns Central Park ?" publié par le New York Magazine

Source : « Who Owns Central Park ? » publié par le New York Magazine

Pourtant, il n’y a rien de doux, à priori, dans l’action de courir ou de pédaler. D’ailleurs, ni le cycliste ni le piéton ne réclament une « douceur » quelconque, ils souhaitent plutôt avoir l’air sportif et ne pas s’encombrer d’une voiture ou d’un métro addictif. A contre-vent, en montée, en descente, par temps de pluie, arriver en retard au bureau, en sueur, essoufflé… Ces emprunteurs de mobilités dîtes « actives » sont loins d’être des bisounours. On se rend très vite compte que les déplacements doux sont contradictoires avec leur ambition de douceur.

Sans être cliché ni gossip, où s’arrête la douceur des promenades et où commence la contradiction des déplacements doux ? Qu’en est-il de cette corrélation entre le rythme, la vitesse de nos déplacements doux et le développement socio-économique des métropoles ?

Le temps en tant que valeur économique

Les premières études liées au rythme de vie en ville, menées par les chercheurs Marc et Helen Bronstein, datent des années 1970. Ils démontrent une relation entre l’accroissement de la population humaine mondiale et les comportements individuels, sans prendre en compte les paramètres culturels. On réalisait alors pour la première fois que les piétons marchaient plus vite dans les métropoles. Depuis, on prend conscience du rythme de vie.

Le rythme de la vie varie de manière régulière en fonction de la population des villes, et ce, sans prendre en compte les paramètres culturels. [Marc et Helen Bronstein]

Plus tard, en 1989, les géographes Jim Walmsley et Gareth Lewis découvrent que le salaire et le coût de la vie augmentent proportionnellement à la population des villes. Ainsi, le métropolitain-type va de plus en plus économiser du temps en précipitant davantage son rythme de vie. Les villes les plus rapides sont plus économiquement productives, ce qui tend à augmenter la valeur du temps, et donc, le rythme de vie.

Live Fast Die Young Bad Girls Do It Well M.I.A.

Dix ans plus tard, Robert Levine, psychologue, compare le rythme de vie à travers 31 pays et identifie trois critères de reconnaissance des rythmes de villes : la vitesse de marche, la vitesse de travail et la régularité périodique des volumes horaires quotidiens.

Son top 10 :

1. Dublin
2. Amsterdam
3. Bern/Zurich
4. Londres
5. Francfort
6. New York
7. Tokyo
8. Paris
9. Nairobi
10. Rome

A l’exception de Nairobi, toutes affichaient un PIB et un pouvoir d’achat plutôt élevés en 1999.

Dis moi à quelle vitesse tu marches, je te dirai où tu habites

La vitesse moyenne du piéton est 1,3 mètre par seconde (m/s) soit 5 km/h, variant selon les individus entre 0.9 m/s et 1.5 m/s. Le déplacement de piétons ralentit quand ils sont en groupe ce qui est souvent le cas lors de la visite d’exposition ou d’événements culturels. La variation de vitesse est linéaire et un groupe de 4 personnes chemine à une vitesse de 0.9 m/s. En cheminement fluide, sans contraintes liées aux obstacles ou à la densité de foule, une distance de 100 mètres est parcourue en 1 minute 17 secondes par un piéton. Si on considère des groupes, la distance sera parcourue en 1 minute 51 secondes.

Plus récemment, en 2006, Richard Wiseman de l’université d’Hertfordshire, au nord de Londres – un psychologue britannique assez déjanté (lire son blog et ses théories de psychologie « quirkology ») – , a effectué sa propre étude.

Dans chaque ville, les chercheurs analysaient une large rue bondée sans pentes, libres de tous obstacles et assez fluide pour permettre aux piétons de marcher au maximum de leur vitesse. Plusieurs équipes munis de chronomètres ont donc mesuré combien de temps 35 hommes et femmes mettaient à parcourir 60 pieds (18,29 mètres de cette rue). Ils ne prenaient uniquement en compte les individus marchant seuls, ignorant tous ceux encombrés de sacs de courses ou d’un téléphone en main.

Selon cette étude, le rythme de vie dans les grandes villes s’est accéléré de 10% en moyenne depuis l’étude de Robert Levine dix ans plus tôt. Source.

Ci-dessous, le top 32 des villes les plus speed du monde (en abscisse) en fonction du top 32 du PIB des pays (en ordonnée) :

Croisement des villes entre elles-mêmes entre le temps de parcours (18,3 mètres issus de l'étude de Richard Wiseman) et le PIB des pays respectifs. Crédits : Bruno Morleo

Croisement des villes entre elles-mêmes entre le temps de parcours (18,3 mètres issus de l’étude de Richard Wiseman) et le PIB des pays respectifs. Crédits : Bruno Morleo

Mettons de côté les idées reçues. Paris ne figure qu’au 16e rang, largement devancée par des villes comme Copenhagen (2e), Berlin (7e), Vienne (10e), Varsovie (11e) ou encore Prague (14e). On remarque la perte de cinq places de Dublin, première du classement selon Levine et ici 5e. La redoutable Singapour devance le monde, la vitesse de marche de ses habitants a augmenté de 30% en 10 ans ! Et bien sûr, la fulgurante ascension des BRIC avec Curitiba (6e), la ville souvent utilisée comme référence quand il s’agit de mobilité durable (souvenez-vous) et Guangzhou (aka Canton, 4e).

New York, Londres et Tokyo, perçues comme étant les villes les plus speed du monde figurent respectivement en 8e, 12e et 19e position. D’ailleurs, Tokyo figure comme étant une sorte de métropole lente. Tout comme Le Caire (24e). Blantyre, en Malawi, fini très loin dernière de ce classement. Ses piétons seraient trois fois plus lent qu’à Madrid (3e). En revanche, rien à faire pour les suisses de Bern. Ceux-ci peuvent conserver leur image de lents riches.

Enfin, on se rend compte que la vitesse de marche moyenne n’est plus de l’ordre de 0,9 m/s ou 1,5 m/s mais plutôt 1,75 m/s (le cas de Singapour, Copenhagen et Madrid). Amusez-vous à faire les calculs et comparez les résultats.

Cette accélération va affecter plus de gens que jamais, car pour la première fois dans l’histoire, la majorité de la population de la planète vit dans des centres urbains» (Richard Wiseman).

Comme si nous voulions marcher aussi vite que l’information que nous communiquons, pédaler aussi vite que les données que nous transférons. Qui ose encore parler de déplacements doux ?

Et le réalisateur américain Paul Hunter (maison de production : Wanda) illustre très bien ce principe pour une pub du réseau Orange. On y voit une foule importante de personne se déplaçant à toute vitesse, dépassant leurs limites pour arriver le plus rapidement possible à destination. Leur but : tendre vers l’instantanéité. Regardez :

Des airs de Time Out

Des airs de Time Out, belle allégorie politique du réalisateur Andrew Niccol dont on ne retiendra que l’idée principale : la figure du temps en tant que valeur socio-économique poussée à l’extrême. Mis à part le piètre jeu des acteurs, les scènes d’actions façon pub pour jouets « hot weels » et le côté ultra prévisible, ce film matérialise (enfin?) le temps comme unique monnaie mondiale. On ne dépense plus de l’argent mais du temps de vie. Les hommes sont génétiquement modifiés pour s’arrêter de vieillir à 25 ans et programmés pour gagner le reste de temps à vivre. Ainsi, plus on consomme moins on a de chance de continuer à vivre. Un salaire quotidien offre 24h supplémentaire à vivre. Sauf qu’un loyer mensuel vaut 3 mois de vie, un steack vaut 3h, une salade 10 min et un trajet d’une vingtaine de kilomètres en bus vaut 2h. Voir la bande annonce.

Source : Affiche promotionnelle du film Time Out (titre original : In Time) d'Andrew Niccol

Source : Affiche promotionnelle du film Time Out (titre original : In Time) d’Andrew Niccol

Du coup, on se retrouve d’un côté avec des riches immortels qui disposent de tout le temps qu’il souhaite (des siècles…), et de l’autre les pauvres ne disposant d’assez de temps que pour vivre au jour le jour, menacé quotidiennement par la hausse de la valeur économique du temps. Pas la peine de compter sur une organisation financière telle que la banque. Dans ce monde, plus moyen de dépenser plus que ce que l’on a.

Les gens pauvres emploient plus que jamais des services gratuits auto-construits et auto-gérés. Leur intelligence de la débrouillardise est décuplée et ils empruntent le moyen de déplacement le plus rentable temporellement parlant : la course. Pendant que les pauvres courent après le temps pour survivre, les riches n’ont jamais été aussi lent et aussi dépressif de ne plus savoir quoi faire de leur temps.

Les riches détiennent des siècles devant eux, sont quasiment immortels. Plus besoin de courir, quand rien ni personne nous poursuit. Du coup, la plupart angoisse et misent leur quasi-totalité de temps de vie au  jeux de poker. Mieux que la coke et surtout mieux que n’importe qu’elle source d’adrénaline. Comme si le fait de se sentir de nouveaux mortels les rapprochaient de la nature humaine. Jouer avec sa vie. Jouer avec son temps. 

Ainsi, la richesse économique n’est plus symbolisé par la rapidité de marche mais justement par la capacité à consommer sa vie (son temps) en dépensant le moins d’énergie possible (rester immobile). La vision d’Andrew Niccol est intéressante puisqu’elle remet en cause les calculs et études des chercheurs cités plus haut, persuadés que le PIB d’un pays est corrélé à la vitesse de ses piétons.

Le temps en tant que valeurs sociale et commerciale

Autant qu’économique, le temps génère ou inhibe le caractère social au sens où, suivant la vitesse à laquelle nous marchons/pédalons, nous nous faisons plus ou moins aborder par la foule environnante. Dans le même esprit, le temps peut s’évaluer par le lien commercial pouvant se créer entre le consommateur et le vendeur.

Je me souviens d’une négociation de prix d’une course en moto-taxis à Porto Novo (Bénin) qui évoluait tout au long du séjour, avec plusieurs chauffeurs différents. J’en garde un bon souvenir d’échange commercial. On discutait de tout sauf du prix de la course et, suivant le confort, la qualité de l’échange et l’efficacité du déplacement, le prix était plus ou moins élevé.

Nous avions le temps d’être « social », ou plutôt nous laissions temps-libre à notre interface sociale.

Ainsi, les porto-noviens ne parlaient pas d’un parcours en unité de distance mais d’argent. On entendait dire : « ce marché est à 150 francs CFA d’ici », « cet hôtel doit être à 200-250 francs CFA d’ici… », etc. Nous autres touristes avions un ordre de grandeur de prix et non de distance. En tant qu’occidentaux pour la plupart, nous étions un peu dérouté au départ mais rien de très déstabilisant.

En revanche, nous avions le temps d’être social et même s’initier au commercial, ou plutôt nous laissions temps-libre à notre interface sociale. C’était presque un jeu, là où le consommateur et le vendeur en sortaient autant gagnants.

Pas la peine de courir quand tout le monde peut attendre. Jouer en cultivant sa vie. Jouer en prenant son temps.

Manquer de temps, source de satisfaction en urbains denses

Quoi penser ? Qui croire ? Le film de science-fiction ou les chercheurs ? Surtout que ces derniers jours, on pouvait lire dans les journaux (ici et ) que l’inactivité semble être l’une des principales causes de mortalité chez les adolescents de 13 à 15 ans. En effet, selon l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), l’inactivité représenterait près de 10% des décès chez les occidentaux. Les métropoles seraient les plus touchés par ce phénomène.

Alors ces métropoles sont-elles trop speed ou bien trop inactives ? Je pense qu’elles sont tout simplement ultra denses et ultra intenses. Ce n’est pas qu’une question de démographie, les métropoles sont denses de sens, de fonctions, de services, de réseaux, de transferts de données, de personnalités, de cultures, et donc, il va de soit qu’elles soient denses de styles et de rythmes de vie. Ce n’est pas la densité au singulier qu’il est bon de mesurer, ce sont les densités multiscalaires et systémiques qui sont réellement intéressantes. Etudier la ville sans la considérer dans sa globalité a peu de sens (souvenez-vous).

On conclue cet article par des images d’un genre de déplacement qui révèle explicitement le potentiel au combien hardcore et spectaculaire des déplacements dits « doux » : le PARKOUR. Regardez plutôt :

Qui pense encore que manquer de temps et être en retard ne sont pas sources potentielles de plaisir, de sensations fortes ?

Alors allons-y chers amis, prenez votre temps et soyez débordés, confrontez-vous à vos limites. Procurez-vous une bonne dose d’adrénaline, vous n’en serez que plus satisfaits une fois le travail achevé.

Et bien sûr Nike, toujours à la pointe de la tendance, en profite pour produire une actuelle et magnifique pub. On y voit une jeune femme parcourir la ville telle une héroïne de jeux vidéo (sorte de Donkey Kong en plus sexy).

Alors voilà, dans un monde où l’on prône de plus en plus la lenteur des véhicules motorisés et la rapidité des mobilités actives, à quand les premiers ralentisseurs pour piétons fast and furious ? Et vous, vous l’imaginez comment la métropole lente ?

Catégorie:Transports, Urbanisme
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L'auteur
Bruno Morleo

Rédacteur et associé / Diplômé en Master Génie Urbain, spécialité développement urbain durable - Chargé de mission Développement Durable au sein d'une collectivité territoriale.

18 Commentaires

  • 25 juillet 2012 à 09:36

    Au Top cet article ! Bravo Bruno 🙂

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    • 25 juillet 2012 à 11:32
      ZinZin

      Bon du coup si je comprends bien on nous vend du mode doux à la pelle mais en fait ils sont pas vraiment doux ? 😀 Tu mets le doigt sur une immense supercherie !!

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  • 28 juillet 2012 à 07:14

    Bel article.
    Le tableau semble peu parlant, mais il faut prendre en compte une inertie très importante ; si une ville se convertit à la lenteur, les effets ne seront visibles qu’après une grosse poignées d’années, probablement plusieurs dizaines. C’est à ce moment-là que l’on réévaluera les politiques de déplacement, actuellement, on est dans le domaine de l’expérimentation.

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    • 30 juillet 2012 à 12:54
      Wil

      Attention, Doux ne veut pas dire lent ou agréable ! Même si nous pouvons reprocher cet amalgame, ce paradoxe, dû au marketing urbain autour du concept de développement durable, il n’en reste pas moins vrai que le besoin de vitesse est toujours effectif. Ce qui a pour effet une superposition des « déplacements doux » sur la nécessité (économique, culturelle,…) d’une vitesse de déplacement élevée : on veut toujours aller plus vite mais en étant respectueux de la nature, quitte à bien transpirer avant d’arriver au bureau.
      Il est juste plus politiquement correct de parler de déplacements doux qui font références à un mode de vie plus en accord avec la planète, que de parler de vitesse, qui, ces dernières années a plutôt été porteuse d’effets pervers tel que le stress.

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      • 31 juillet 2012 à 11:49

        Merci pour ce commentaire argumenté Wil. En effet, au paradoxe « déplacement doux » je préfère « mobilité active ». Sans doute qu’une question de sémantique, mais depuis toujours j’y suis très attaché.

        Plus qu’un besoin de vitesse, on remarque un besoin d’instantanéité.

        Aussi, je ne pense pas que la plupart des actifs mobiles soient dans une logique de déplacement rapide et respectueux de la nature. Je pense plutôt que si ceux-ci emploient des modes actifs de déplacement, c’est avant tout soit parce-qu’ils ont le luxe de se rendre à leur lieu de travail (ou autre) en moins de 30 minutes à pieds ou à vélo, soit parce-qu’ils n’ont pas les moyens financiers et/ou matériels de faire autrement. Et donc si l’on transpire, c’est qu’on ne peut pas faire autrement ou alors qu’on a le luxe de bénéficier de vestiaires et de douches sur son lieu de travail…

        Je suis tout à fait d’accord avec le nécessaire aspect « politiquement correct » du terme et de son marketing… Mais en 2012, c’est quoi et c’est comment le politiquement correct ? On parle de « normalité », « vivre mieux », « la France juste » etc. pas terrible… A quand un marketing qui ose enfin raconter la vérité ? Le vrai n’est pas moins inhibiteur d’imaginaire… Au contraire, on suscite bien plus souvent l’imagination par le réalisme de ses exploits. Article en perspective…

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