De la ville volante, utopie dégénérescente pour certains, à la cité flottante, sorte de mirage insulaire pro libertarien, en passant par la ville souterraine, royaume des architectes-taupes (ceux à grosses lunettes), ces villes fantasmées, pour ne citer qu’elles, symboliques d’idéaux décalés, interrogent d’abord la bonne santé du cerveau humain, mais nourrissent aussi, qu’on le veuille ou non, les réflexions urbaines sur la ville contemporaine. Urbanews vous propose un petit tour du côté de ces urbanistes un peu fous ou simplement visionnaires, de ces architectes et de ces figures du marxisme de droite, qui ont et continuent de sévir à l’exercice de la grande théorie, celle de la ville et de son idéal impossible. Cette semaine et pour ce premier post consacré aux utopies urbaines, la ville linéaire d’Arturo Soria.
Une utopie pragmatique
Ca ne veut probablement rien dire, une utopie pragmatique. Seulement, derrière le fantasme, derrière le rideau du délire ou de l’extrémisme intellectuel apparent et souvent propre aux utopies, il demeure tout de même une multitude d’accroches à une réalité, à un contexte, d’un territoire définit, d’un instant donné. La cité linéaire imaginée par Arturo Soria Y Mata, tient de cette utopie pragmatique qui se situerait à l’exact équilibre entre l’expression d’une réponse, d’une solution face à des enjeux de société, et celle d’une rêverie, d’un idéal de forme et d’organisation jamais pensé ou développé dans son absolu.
La ciudad lineal de Soria Y Mata, c’est un peu l’histoire de l’utopie qui rencontre l’industrialisation, ses techniques, ses affres mais aussi ce qu’elle permet, ce qu’elle offre de possibilités en matière de nouvelles urbanités et de morphologies urbaines.
Formalisé dés 1882 à la faveur de ses premières réflexions publiées sous le nom de « la chose de Madrid » dans le journal El Progresso, le modèle de la ville linéaire qu’il projette s’avère relativement simple. Ce ne sera ni plus ni moins, qu’un axe, une rue principale de 500 mètres de large tout au plus et qui, dans l’idéal, ne connaîtrait pas de fin en soi (à ce titre, Soria envisage même de « trianguler » l’espace terrestre tout entier). Pour le cas madrilène, terrain possible d’expérimentation dont Soria est coutumié, il se plie néanmoins à fixer une limite à cet axe, qu’il envisage sous la forme d’une boucle de 54 kilomètres en ceinture de la ville.
Modèle générique en plan de la ville linéaire de Soria
Une approche sociale de la ville et de ses mobilités
Comme préfiguration de la cité-jardin, la ville linéaire de Soria entend répondre à l’émergence de problématiques sociales et urbaines qui touchent à ce moment là, la ville espagnole. Dans le sillage de l’industrialisation, la naissance et la croissance des classes prolétariennes ont emboîté le pas d’une urbanisation de la précarité qui concentre à la périphérie, les familles ouvrières et leurs baraquements, qu’on dira de fortune.
Face à ce constat, Soria voit dans son modèle urbain, une solution à l’intégration de toutes les populations, quelle que soit leur catégorie sociale ou la position de leur statut dans la triste échelle des « valeurs humaines ». Le théoricien plaidera alors en faveur d’une ville horizontale, en opposition à la ville spéculative, verticale et petite-bourgeoise qu’il combat par ailleurs. Une ville de l’égalité sociale sur le plan spatial, une ville de l’inclusion ou la petite propriété généralisée trouvera sa place et où tout le monde pourra disposer d’un lopin de terre. Une opportunité de « ruraliser la vie urbaine » permise par la relative étroitesse de la ville et sa concomitance avec le milieu naturel.
Au centre du fonctionnement de la cité linéaire, les transports en commun articulent les échanges, s’ouvrent à tous les publics de la ville et permettent l’étalement d’une centralité urbaine. Fortement marqué par l’un de ses statuts, celui d’entrepreneur en transports urbains pour la ville de Madrid, Soria imagine alors un système de mobilité innovant et résolument fonctionnel. Une sorte de tram train, écho au développement du tramway de l’époque, et plus tôt, du chemin de fer, qui embarquerait voyageurs le jour et marchandises la nuit. Autant dire que les projets de fret urbain récemment développés à Paris ou dans d’autres capitales européennes, n’ont rien inventé…
La survivance de l’utopie
Si Soria n’a jamais pu, faute de temps et surtout de réalisme, pousser son utopie jusqu’au bout, il aura néanmoins consacré une large partie de sa vie à la réalisation et à l’expérimentation de sa pensée. A Madrid, une rue de 5 kilomètres de long et de 40 mètres de large justement baptisée Arturo Soria, demeure à ce jour, la seule concrétisation du modèle linéaire. Loin de recouvrir les espoirs de son « architecte », la cuidad lineal madrilène s’avèrera assez rapidement et d’un constat commun, un échec urbain relatif.
Coupe de la Ciudad Lineal madrilène
A de nombreuses reprises, le 20ème siècle sera pour des grands noms de l’urbanisme et de l’architecture, l’occasion de ressortir et de vanter les mérites du modèle linéaire de la ville sorienne. De Nicolaï Milioutine et son ouvrage Sotsgorod publié en 1930 et qui fonde les premières bases d’un urbanisme soviétique, à Ernst May et le concept allemand de Bandstadt, en passant par Le Corbusier pour ne pas citer Cerda, la ville linéaire est restée un modèle urbain de référence, qui continue de trouver une résonance particulière face aux problèmes que suppose le développement des villes contemporaines et leur étalement.