Il est 10 heures dans ce supermarché d’une ville moyenne de province et les haut-parleurs crachent bientôt une de ces dernières reprises variétoches de jeunes chanteurs en manque d’inspiration. A la caisse, une dizaine de personnes attendent, les bras chargés de courses, les sacs et les caddies remplis à ras bords, que la pauvre caissière, dos en compote, mine défaite et sclérose des phalanges, se défasse d’une octogénaire pas pressée en train de recompter ses euros qu’elle prend depuis maintenant cinq minutes pour des anciens francs. Devant moi, il y a ces deux types qui discutent d’un truc qui m’interpelle. Le premier, costard apprêté et lunettes qui disent qu’il maîtrise parfaitement Excel, raconte au second que cette ville devient un vrai bordel depuis qu’il y a toutes ces familles qu’on a débarquées volontairement de Seine-Saint-Denis. Qu’ici, c’était tranquille avant et que, depuis qu’il y a tous ces gens arrivés par le train, les rues du coin ressemblent à s’y méprendre à l’antichambre de Clichy-sous-Bois. Il est 10 heures et trois minutes, et l’octogénaire qui passe à l’instant aux nouveaux francs dans le recompte de sa monnaie, a fait s’allonger la file d’attente d’une dizaine de personnes. Devant moi, le type un peu raciste en costard en vient bientôt à l’explication et aux dessous de l’affaire qui fait que, passées six heures de l’aprèm, les rues d’ici deviennent apparemment infréquentables…
Les « expatriés de la banlieue parisienne »
Si cette introduction a quelque peu été romancée pour les besoins d’un article racoleur, elle n’en demeure pas moins l’écho d’un « fait », d’une légende urbaine qui ressurgit au hasard des jours et au gré des discussions depuis trois ans, dans la ville où je vis. Une légende urbaine tellement tenace, que parfois, je retombe dessus au coin d’une terrasse, interrogé par un ami qui s’en étonne.
Une rumeur qui voudrait que, après un accord financier passé en 2009 entre le maire socialiste de la ville et Claude Bartolone, alors Président du Conseil Général de Seine-Saint-Denis, des trains aient été affrétés depuis Paris, afin d’y envoyer ici, des familles de la banlieue. Depuis que la rumeur a circulé, a fait le tour de la ville jusqu’aux villes voisines, de nouvelles variantes émergent, amplifiées, transformées ou simplement étayées par le long fleuve des chuchotements :
On dit que se sont des familles expatriées de la banlieue parisienne, des gens à problèmes, des déshérités. On dit aussi que la ville a racheté, dans le but de les accueillir, l’ancienne caserne de la gendarmerie aujourd’hui désaffectée pour y construire du logement social et les y loger. On dit qu’ils sont déjà arrivés. Il faut voir les chiffres du recensement pour en être convaincu…
La rumeur : fait de ville
On ne sait jamais vraiment d’où elles viennent, ni où elles vont, pour peu que l’on ne s’y intéresse pas. Les légendes urbaines naissent comme ça, meurent puis réapparaissent. On a tous entendu ces récits de quelqu’un tenant de source sûre une histoire incroyable. Des récits d’autant plus gros, d’autant plus impossibles, qu’on y adhère aisément parce qu’ils nous donnent envie d’y croire. Des fois, c’est le supermarché du coin qui en prend pour son grade. On dit qu’il va bientôt se casser la gueule, que ses fondations vont casser, ou qu’il s’enfonce, mais après tout ça revient au même. D’autres fois, c’est le tramway, encore en projet, duquel on maintient qu’il ne passera jamais la côte à 2%, qu’il lâchera bien avant d’arriver en haut et que ça fera des morts sur la conscience de la municipalité…
Derrière la légende dont l’adjectif rappelle dans notre cas, qu’elle est d’abord le fait des territoires urbains, il y a bien un point de départ, mais c’est le mécanisme rumoral en lui-même, c’est-à-dire le passage du récit ou des récits d’un individu à un autre qui créé cette légende. En général, la légende urbaine renvoie l’individu à une « institution » (politique, communautaire, économique, etc.) autour de laquelle s’agrègent bientôt des fantasmes, tant tôt malsains, tant tôt anxiogènes.
Parmi les légendes urbaines les plus célèbres, il y en a une qui aura marqué pour plusieurs décennies encore, la ville d’Orléans. Une légende tellement incroyable, qu’elle a d’ailleurs fait l’objet d’une étude du sociologue Edgar Morin et qu’elle a alimenté durant de longues années, les mémoires d’étudiants en psychologie sociale.
Les angoisses d’une ville qui change
La « rumeur d’Orléans », apparue en avril 1969, laissait entendre que les cabines d’essayage de plusieurs magasins de lingerie féminine d’Orléans, tenus par des juifs, étaient en fait des pièges pour les clientes, qui y auraient été endormies avec des seringues hypodermiques et enlevées pour être livrées à un réseau de prostitution. (Source : Wikipedia)
Dans son ouvrage, Edgar Morin attribue pour partie la naissance et la construction de cette légende, aux bouleversements que connaît alors la société dans son ensemble (révolution sexuelle, économique, sociale), mais également à l’impact de ces bouleversements sur la vie des orléanais. Ainsi, la légende qui naît d’abord dans le milieu catholique de la jeunesse féminine, se répand et en même temps qu’il se répand, se charge de tous les maux propres à la modernité, aux angoisses d’une société et d’une ville qui change.
Parmi ces changements, celui de la ville à la fin des années 60 et des nouvelles habitudes de consommation, ont largement contribué à alimenter la légende. Le début des années 60 marque dans de nombreuses villes moyennes de province, l’apparition des « grandes surfaces » commerciales. A Orléans (comme ce fut le cas aussi à Amiens, ou une rumeur semblable se propagea à la même époque), le commerce de centre-ville tend alors à céder du chiffre d’affaire sur ces nouveaux magasins qui « essaiment » en périphérie. Ces changements directement liés à la réorganisation des fonctions commerciales dans la ville, et à la fragilisation du petit commerce historique ont ainsi précipité la rumeur et fait ressurgir certains mythes enfouis dans l’inconscient collectif.
La rumeur des expatriés de la banlieue parisienne : une affaire de bouleversements urbains ?
Mais revenons à notre rumeur, à celle des « expatriés de la banlieue parisienne ». Comme Edgar Morin a très bien su trouver les causes complexes qui ont abouti à la « rumeur d’Orléans », il est toujours possible de comprendre d’où viennent les légendes urbaines, et ce qui peut les susciter.
En 2009, lorsque les premiers bruissements de notre légende urbaine apparaissent, la ville connaît depuis déjà quatre ans, de profondes mutations. Le centre-ville, longtemps resté à l’écart de l’intervention publique, se transforme et se modernise. Parallèlement à la requalification du centre, un programme de rénovation urbaine (PRUS) intervient sur un quartier collectif. Pour le maire socialiste, au fait de cette légende urbaine, l’explication pourrait ainsi se trouver dans ces changements :
« Je note que ce bruit a commencé à courir au moment où on a transformé la ville en profondeur. La ville a, en quelques années a acquis les caractéristiques urbaines d’une ville d’une certaine dimension […] : cela a pu générer de l’angoisse. »
Etrangement, peu de temps après, d’autres villes moyennes de provinces connaissent la même rumeur. A Soissons dans l’Aisne ou à Châlons-en-Champagne, il se dit alors que des « accords » sont passés sous la table entre les collectivités et la Seine-Saint-Denis pour remplir les logements sociaux en construction et libérer des agréments. A chaque fois, ces rumeurs interviennent alors que la ville connaît une politique de rénovation urbaine, ou qu »elle investit dans le logement social, et que cette politique tend à se voir.
Comme la figure antisémite du Juif dans le cas de la rumeur d’Orléans, « l’habitant du 93 » recouvre trait pour trait, le visage de l’Autre, de celui qui provoque la peur. A Soissons comme à Châlons, cette figure alimentée par les médias de masse a peu à peu supplantée les vieux archaïsmes discriminatoires. Si ce n’est pas le Juif qui vole et s’enrichit, alors ce sera le type du 93 qui vandalise et deale de l’herbe…
Les rumeurs, les légendes urbaines ont plus à voir avec la réalité qu’on ne saurait le penser. Et, qui l’aurait cru, partagent bien plus avec nos villes, leurs changements et certaines politiques urbaines qu’on ne voudrait bien le croire. Un constat, certes partiel, mais qui éclaire certainement la nécessité pour les collectivités, de communiquer habilement sur des projets, d’autant plus s’ils viennent à aborder directement la question, si délicate, du logement social et des préjugés qu’il véhicule.