Nous l’évoquions il y a quelques jours, OMA vient de remporter le concours international visant à sélectionner le projet du futur pont Jean-Jacques Bosc à Bordeaux. L’occasion était trop belle pour ne pas solliciter Clément Blanchet, qui nous avait déjà accordé une interview l’an dernier, pour présenter le projet du Campus de Saclay. Place donc, après le concept de « LabCity », à celui du pont comme manifeste de « la beauté de l’ordinaire ».
UrbaNews.fr : Le projet se veut très simple dans son dessin. Est-ce une volonté d’aller à contre-courant des modèles complexes et excentriques du moment ? Pour faciliter l’intégration du projet dans son environnement ?
Clément Blanchet : Toute la difficulté du projet était justement d’opter pour un modèle simple qui puisse être justifié par une économie très réduite. Parallèlement à nos premières études sur le pont, j’ai effectué une recherche « généalogique » sur les ponts. J’ai découvert qu’au début il y avait une sorte de simplicité structurelle avec les ponts en pierre, puis une logique de ponts en acier, suivie d’une logique de structures en béton. A un moment donné, nous avons découvert une sorte de crise d’identité. Aujourd’hui, il existe beaucoup de similitudes en architecture ; chaque architecte essaie de s’exprimer et d’apporter de la visibilité à son travail en lui appliquant une sorte de fantaisie, un collage de matières, de couleurs… Mais le bavardage technologique des grandes arches et de leurs grandes dimensions, caractéristiques des projets contemporains, rendent les ponts ostentatoires.
Selon moi, un pont doit rester très simple. Un pont, c’est un pont, pourquoi vouloir faire plus ? Ce nouveau pont illustre une contre-réaction à la boulimie sculpturale, à l’overdose de volonté expressionniste… L’architecture que nous avons conçu passe outre ces conditions expressionnistes en essayant de justifier la beauté de l’ordinaire.
Il est vrai que je me suis démené pour aboutir à ce projet, d’autant plus que je n’avais encore jamais conçu de pont. Alors, avec mon équipe, non sans une certaine naïveté, nous nous sommes demandé : « mais finalement, qu’est-ce qu’un pont ? » Les ingénieurs, de leurs côtés, avaient déjà construit une multitude de ponts, apportant leur expertise et leur bagage technique.
De leur point de vue, il fallait aller toujours plus loin vers la recherche d’une performance aéraulique, d’un affinement de la structure, du choix du béton, au dimensionnement d’une portée record… Après un long processus d’épuisement de toutes ces considérations techniques, nous nous sommes tournés vers une approche peut-être plus primitive. Je leur ai dit : « non, c’est plus simple : un pont c’est des poteaux, une structure en portique, 4 caissons et un tablier ». A un moment donné, il faut pouvoir faire preuve de simplicité. Arrêtons les folies douces !
En justifiant d’une architecture minimaliste, mon rôle n’a pas tant été d’être le concepteur que le « freineur » d’un dispositif. J’ai voulu dispenser l’infrastructure de tout agrégat fantaisiste et réinventer une dimension urbaine qui soit support de plusieurs événements. Le pont, pour moi, n’est pas un événement, mais il offre les événements.
UN : Est-ce que c’est ça pour vous le modèle architectural d’aujourd’hui ? C’est-à-dire, pas forcément un objet ou un programme qui soit performant ou figé à un instant T, mais plutôt quelque chose qui soit approprié et appropriable, support d’usages et de services évolutifs ?
C.B. : Oui, parce qu’on a trop tendance à vouloir tout programmer, et en voulant tout programmer, on ne programme rien. Du coup j’ai pensé, plutôt que de faire un pont très fin, très léger, très subtil, très magnifié, avec des structures métalliques, voulant plaire et faire croire qu’il est l’événement ; il fallait imaginer ce projet de pont élargi où l’investissement bénéficie à ses utilisateurs plutôt qu’à l’ego de l’architecte ou de l’ingénieur.
On offre ainsi une « plaque capable », au sens où l’on pourra y brancher à la fois les réseaux (eau potable, eaux usées, énergie…) et des services (kiosque, mobilier urbain, installations temporaires…). On peut imaginer acheter son journal, assister à un événement éphémère, traverser le pont pour finalement se poser et contempler la vue infinie offerte sur la Garonne… Ce pont propose une nouvelle expérience pour les piétons et les automobilistes.
UN : Oui, c’est un peu le pont « carte blanche à Blanchet » finalement. Et vous avez choisi d’offrir un nouvel espace capable aux bordelais, qu’ils en fassent ce qu’ils veulent ! Mais quelles sont les premières pistes d’appropriation effective et les besoins que vous avez repérés ?
C.B. : Pour tout dire, en fait, je connais assez bien Bordeaux. Cela va maintenant faire 5 ans que je travaille là-bas, avec l’opération 50 000 logements pour la CUB, les 200 logements à Mérignac, et nous avons récemment remporté un marché sur 5 ans entre Bègles et Villenave-d’Ornon… Donc on commence à bien connaitre les composantes de ce territoire.
La success story du quai de Corajoud a pu nous inspirer : cet espace où tout est plat, où tout rentre dans une dimension solennelle mais qui fonctionne parfaitement, est très apprécié de tous les bordelais grâce à ses événements, son rapport avec l’eau, etc. L’idée était de prendre le meilleur de cet espace et de le transposer jusqu’à notre pont. En fait, notre réponse est issue d’une inspiration bordelaise, tout simplement. C’est juste la réanimation, la réactivation de ce qui fonctionne.
UN : Expliquez-nous quels étaient les impératifs liés aux interfaces du pont avec les rives, les 4 zones thématiques en interaction avec l’Arena… Concernant le traitement plus modeste avec la ZAC Saint-Jean / Belcier : s’agit-il d’une temporisation, avec une évolution programmée plus tard, ou est-ce une décision pérenne ?
C.B. : le projet est un peu autonome, mais en même temps il met en lien deux rives qui possèdent leurs propres identités. Sur la rive gauche on met en place un pont s’affranchissant du nœud d’infrastructures existant, caractéristique de cette porte d’entrée vers le Centre de Bordeaux. En amont de cette arrivée sur Bordeaux, le territoire est pleine mutation autour de la Garonne, justifiant notamment que l’estacade existante puisse être transformée, au fur et à mesure, en un boulevard urbain.
Nous avons donc essayé d’imaginer une gestion différenciée sur la rive gauche, pour justement s’accommoder avec le futur du site, avec en première instance, un franchissement des infrastructures, et en même temps une connexion avec la ZAC Saint-Jean Belcier.
Sur la rive droite, le contexte est assez différent avec un territoire, aujourd’hui complètement amorphe, sans densité, en attente des projets avec le celui de TVK notamment, et l’Arena, etc. Sur cette rive, nous avons essayé de responsabiliser le paysage, en lui donnant une fonction classicisante. Nous avons ainsi imaginé une pièce de peupleraie, avec une trame régulière d’arbres, qui vient constituer une amorce, une accroche du pont. C’est la tête du pont qui viendra s’achever dans cette peupleraie, qui est donc une sorte d’espace d’accueil, fractionné en 4 sous-espaces : un à l’échelle du secteur, un qui sera à l’échelle de l’Arena, et deux autres qui matérialiseront le rapport aux rives et aux berges de la Garonne.
Le pont s’installe en articulation continue avec les projets environnants, dans le prolongement du boulevard Jean-Jacques Bosc. A long terme, je crois que la stratégie est de justifier d’une infrastructure qui pourrait accueillir le tramway. Le pont est une sorte de première pierre à cette future infrastructure.
UN : Quel est la relation de votre projet avec la passerelle Eiffel située en aval ?
C.B. : Ah la fameuse passerelle Eiffel ! Vous savez que j’ai même imaginé de l’a réintégrer à notre projet, en m’appuyant sur une logique de préservation de cette dernière. Je me suis dit, « pourquoi ne pourrait-on pas la décaler, puisqu’aujourd’hui c’est un oubli et qu’elle reste dans l’attente d’une nouvelle fonction ? » j’avais fait plusieurs propositions, où j’avais notamment phagocyté la structure Eiffel en faisant un tube piéton puis en installant des voitures au-dessus. L’idée était de la décaler sur la Garonne pour venir l’installer sur le nouveau pont…
Naturellement, il y avait une sorte d’intimité à trouver avec cette passerelle et en même temps il y avait une envie, mais je pense que c’était trop dangereux politiquement d’aller s’accrocher à ce territoire qui est déjà naturellement trop cristallisé. Mais en tout cas on pourra l’admirer du pont !
UN : Vous détaillez plusieurs scénarios de voiries dans votre rendu. Est-ce que l’on peut imaginer que le pont va évoluer au cours de la journée ou des périodes de l’année, s’adaptant en permanence aux besoins ?
C.B. : J’ai fait plusieurs schémas d’organisation pour les différents modes, puisqu’en fait il n’a pas encore été décidé à quel moment arriverait un éventuel tram. L’idée était donc de sortir la carte « on peut tout faire ». Donc essayons juste de faire un pont d’abord et ensuite on verra quels modes pourront l’accompagner. Quelque part, à un moment de l’histoire des infrastructures de franchissement, on avait le tout-cheval et le tout-piéton, ensuite ça n’a été que la voiture, que le train, que le TGV, et j’ai essayé d’imaginer une nouvelle tendance peut être un peu plus « mixte ».
UN : Ces nouveaux usages ne sont-ils pas autant d’éléments générant une augmentation du coût global de l’opération ?
C.B. : En réalité, les éléments les plus onéreux ne sont pas ceux auxquels on pense au premier abord. C’est le corps structurel de l’infrastructure du pont qui est le plus coûteux. Ce qui est important dans la conception pont, c’est le dimensionnement de la charge capable d’occupation à son optimum. On peut avoir des camions chargés à bloc, ça tiendra. Tous les événements sont donc envisageables. D’autre part, d’un point de vue de la capacité de passage des bateaux, on peut compter 15 m entre le fleuve et le tablier, ce qui est déjà beaucoup ! Une grande diversité de bateaux peut ainsi passer dessous (plaisance, voiliers, péniches…).
Avec ce principe, on a pu jouir d’un budget plutôt conséquent pour le mobilier, pour le paysage, autant d’urbanités pour que la machine à franchir (aka le pont) ne soit pas esseulée…
UN : L’interview touche à sa fin. Parlons rapidement de la structure française d’OMA. J’ai l’impression qu’elle se porte très bien depuis notre dernier entretien sur l’Ecole Centrale, pouvez-vous nous en dire plus ?
C.B. : Notre implication en France grandit de plus en plus, depuis le projet de la bibliothèque à Caen, le concours de Centrale de l’année dernière… Et ce nouveau pont… Rendez-vous l’année prochaine pour, je l’espère, un nouvel épisode !
Propos recueillis par Bruno Morleo, retranscription par Claire Gervais et Edouard Malsch, mise en forme par Edouard Malsch, Patrick Guyennon, Bruno Morleo et Jeremy Berdou.