Pour des millions d’habitants du continent africain, les minibus sont encore de loin le mode de déplacement privilégié le plus simple et surtout le moins onéreux. Au Kenya, on les appelle les « matatus« , système de transport pas tout-à-fait légal, entre le taxi informel et le bus public traditionnel. Si ces minibus ne sont ni à la charge ni au bénéfice de la ville, ils se sont très largement étendus ces trente dernières années. Dans la capitale du pays, à Nairobi, on compte en tout près de 130 lignes différentes.
Alors voilà, on pourrait penser que ce scénario ressemble à une sorte de chaos maîtrisé, mais en réalité le réseau marche très bien, et c’est d’ailleurs à travers ce modèle que l’on se déplace majoritairement dans le monde. D’un besoin spécifique naît une nouvelle ligne. A la débrouille. Du vrai bottom up en quelque sorte ! Et ce n’est pas si chaotique finalement, il existe des lignes numérotées, des itinéraires précis et des arrêts très réguliers définis par les besoins propres à chaque habitué de la ligne. Regardez plutôt :
Jusqu’à aujourd’hui, les habitants se déplaçaient en se basant sur leur propre expérience ou celles de leurs connaissances, sans avoir réellement conscience du réseau dans sa globalité. Les chauffeurs mêmes des matatus n’empruntent qu’un seul et même itinéraire depuis 30 ans. Et plutôt que de modifier le trajet d’une ligne, une nouvelle est mise en place. Ainsi, au risque de se retrouver à l’autre bout de la ville, les habitants de Nairobi préfèrent encore garder leurs bonnes vielles habitudes, quitte à changer de temps en temps si le bouche à oreille passe par là.
Récemment, des chercheurs et étudiants ont eu l’idée de cartographier ce réseau de matatus de Nairobi, à l’échelle entière de l’aire urbaine. C’est ainsi que naît le Digital Matatus Network, un projet collaboratif mené par l’Université de Nairobi, le Centre du Développement Urbain Durable de l’Université de Columbia et le Civic Data Design Lab du MIT. La cartographie, et les big data collectées pour la réaliser, avaient pour but de contribuer à l’optimisation des flux de cet incroyable réseau. Aujourd’hui, ce réseau multi-lignes détient enfin sa cartographie « scientifique » :
Pour les plus curieux, la carte est « zoomable » via ce lien : Nairobi Digital Matatus Map
Une fois dévoilée au public, à la presse et aux chauffeurs de matatus de Nairobi, la carte génère un étonnement général. Ce qu’on pensait être un système personnalisé et propre aux besoins de chacun est en réalité un système lourdement centralisé dans le downtown de Nairobi, justifiant les phénomènes de fortes pollutions et congestions perpétuelles. En visualisant la carte, chacun se rend compte qu’il ne connaît qu’une infime partie du réseau. Un étudiant de l’Université de Nairobi, qui a collaboré au projet, a réalisé pour la première fois qu’il aurait pu toutes ces années traverser la ville par un itinéraire bien plus simple et efficace.
S’il devait s’opérer n’importe quel type d’optimisation de ce système à Nairobi, il nous semblait important que les habitants puissent être en mesure de le remarquer, d’en parler autour d’eux et d’en prendre conscience comme un système.
— Jacqueline Klopp, chercheuse associée au Center for Sustainable Urban Development
Ce projet collaboratif avait aussi pour but d’officialiser les matatus, en facilitant la distribution de licences pour des lignes spécifiques (à chaque agglomération de ligne, une licence unique), là où le gouvernement avait depuis longtemps abandonné de planifier le système. Les chercheurs espèrent que cela va pouvoir changer à présent.
Ceci est aussi la preuve que le gouvernement n’a absolument aucune volonté de supprimer le réseau de matatus, au contraire ils veulent plutôt en hériter et le rendre plus formel. Opportunisme ou réelle prise de conscience ? Quoi qu’il en soit, le gouvernement de Nairobi a choisi d’adopter cette cartographie comme la carte officielle des lignes matatus.
Par dessus tout, ce projet collaboratif montre qu’à travers le chaos, ou du moins à travers un système complexe, il en découle un réseau de transport non seulement fonctionnel, mais appropriable et solidaire. Il révèle que la mobilité est si essentielle aux modes de vie en ville que ses habitants trouveront toujours un moyen de développer un réseau qui leur convient, sans attendre l’aide des pouvoirs publics.
A titre de comparaison, la ville de Paris intramuros compte une soixantaine de lignes de bus, 16 lignes de métro et 6 lignes de tramway en fonctionnement. Plutôt que d’investir des milliards dans le Grand Paris Express, un système de métro circulaire le plus numérique et « connecté » du monde, qui pose des problèmes de propriété du souterrain des franciliens, non évolutif, pourquoi ne pas réfléchir à un système complexe évolutif en fonction des tendances et des réels besoins des utilisateurs ? A quand un réseau sur-mesure officiel ? Autrement dit, l’inspiration des PED pourrait bien bouleverser totalement nos références d’urbanités, à nous de se les approprier !