Prospective et design fiction: rencontre avec le [pop-up] urbain
Cabinet de conseils en prospective urbaine, « dealers d’imaginaires », agitateurs de villes et explorateurs de la culture populaire… Mais qui se cache derrière ce « pop-up urbain », bien décidé à insuffler un peu de fun dans nos réflexions souvent si sérieuses sur la ville ? Deux acolytes passionnés de pop-culture (de la science-fiction à la pop coréenne en passant par le jeu vidéo ou les Bollywoods) aux profils bien différents mais complémentaires : Philippe Gargov, géographe de formation et amoureux de la ville réjouissante, qui a fondé [pop-up] urbain en 2009 ; quant à Margot Baldassi, c’est après avoir quitté l’étude des villes au Moyen Âge qu’elle s’est consacrée à celle de l’interdisciplinarité possible entre les métiers de la ville et du jeu vidéo. Rencontre avec ce duo intrigant par leur approche décalée et forcément passionnante des mutations urbaines.
Philippe, pourrais-tu nous raconter brièvement les origines de [pop-up] urbain ?
En 2009, alors que j’étais en formation chez Chronos, j’ai profité de mon temps libre pour monter un blog qui me permettait de parler de mes activités pro autant que de mes délires personnels. Le blog a progressivement pris son essor, au point qu’en septembre 2010, le Grand Lyon m’a proposé une intervention pour une conférence CITIC. Je me suis dis : « si le Grand Lyon me fait confiance, pourquoi ne pas tenter ? »… Et c’est parti de là ! Du coup je me suis lancé en freelance en acceptant des missions à droite à gauche, en répondant à des marchés publics – toujours avec Chronos –, et à me construire progressivement un petit réseau… tout en continuant à animer le blog, bien sûr. Jusqu’en avril 2013, date à laquelle Margot est arrivée !
Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée de Margot ?
Margot est venue me seconder sur l’ensemble de ces tâches, tant sur l’animation du blog que sur la veille quotidienne, la rédaction d’études, ou les projets plus ambitieux qu’on est en train de monter… Elle a apporté sa fraîcheur, sa méthodo et sa culture d’historienne, mais aussi sa rigueur pour éclaircir les ambitions de [pop-up]. Finalement, sa présence a permis de faire passer l’activité de [pop-up] d’une démarche « en solitaire » à celle d’un véritable « cabinet » de prospective.
À terme, on aimerait explorer l’ensemble des sujets qui nous font vibrer, et pas simplement les enjeux urbains (même si le sujet ne s’épuisera jamais !). Recevoir une commande d’étude prospective sur la mode à Séoul, et accompagner un studio de jeux vidéo sur son approche de la ville, ce sont nos deux objectifs secrets ; mais on serait tout aussi heureux de diversifier nos investigations avec de nouveaux clients. On essaye de construire cette variété depuis peu.
Pouvoir étudier des sujets sur lesquels on part de zéro est toujours un gros kiff. On s’alimente, on s’enrichit, on se creuse la tête pour remettre tout en question et à la fin, on fait en sorte de délivrer au client la meilleure compréhension possible d’un phénomène nouveau, ainsi que les premières orientations que pourrait prendre son offre à venir. 50% du kiff se situe là ; le reste arrive lorsqu’on découvre l’offre finale à sa sortie.
Face à tous ces souhaits, l’arrivée de Margot a donc permis d’adopter une stratégie de plus long terme. L’objectif était de légitimer notre offre, notre « regard », en proposant une méthodologie à la fois créative et constructive. En d’autres termes, pouvoir s’imposer dans le milieu de la prospective urbaine, mais sans perdre de vue notre identité, à savoir la petite touche « YOLO » (ndlr: « You Only Live Once ») – selon nous indispensable à tout écosystème urbain. C’est désormais chose faite.
Parlons-en de ses méthodologies : c’est quoi une méthodologie « YOLO » ?
La méthodologie en elle-même n’a rien de « YOLO », seules les sources qu’on mobilise le sont. On part du socle que forment les « imaginaires urbains », notamment au prisme de la pop-culture contemporaine. Le but, c’est de réussir à légitimer cette méthodologie, et on a la chance d’avoir reçu le soutien de certains acteurs tels que le Grand Lyon, GDF Suez ou Bouygues Immobilier, pour pouvoir la développer. On souhaite vraiment défendre l’idée selon laquelle il est légitime de parler de la ville à travers les jeux vidéo, les séries, les comics, et que lire un manga peut être aussi instructif qu’un bouquin de Saskia Sassen… à condition de les remettre en perspective, bien sûr !
On bosse aussi avec des acteurs de la ville qui sont parfois habitués à des méthodes de travail plus classiques, sur la forme comme sur le fond ; c’est un défi pour nous de les séduire avec des expériences de travail innovantes et plus stimulantes. On n’a pas vocation à révolutionner la prospective… Juste à lui apporter une certaine fraîcheur, dans les références et inspirations qui nourriront la créativité de nos clients. Mais ce sont eux, et eux seuls, qui connaissent vraiment leur cœur de métier. Nous, on ne fait que leur donner un coup de pouce créatif, un nouvel angle de vue.
Comment faites-vous pour rendre la pop-culture crédible aux yeux des acteurs institutionnels ?
C’est d’abord à travers le blog qu’on peut matérialiser cette approche. Ensuite, tout dépend de leurs attentes, de leurs besoins. Beaucoup de nos commandes font encore appel à des méthodes d’études classiques, type benchmark, synthèse de veille, etc. Le tout est de faire comprendre que même avec ces démarches, l’observation d’une pratique urbaine spécifique sera toute aussi pertinente que celle d’un usage particulier des rues dans tel film ou tel jeu vidéo… L’essentiel c’est de renifler l’air du temps, de repérer des signaux – quel que soit leur nature, « réelle » ou imaginaire – et de pouvoir les déchiffrer avec un œil neuf et réfléchi.
Mais surtout, notre légitimité vient du fait qu’on n’est pas les seuls sur le champ de bataille, et heureusement. Par exemple, on s’inspire beaucoup du Near Future Laboratory de Nicolas Nova et Fabien Girardin, qui sont en quelque sorte nos mentors dans la formulation de cette approche. Eux sont installés depuis dix ans, travaillent à l’international, où les mentalités sont beaucoup plus ouvertes vis-à-vis des méthodologies de rupture. Le côté décalé des approches « pop », ce pas de côté qu’on essaye de proposer, y est bien plus ancré dans les habitudes professionnelles. En France, disons qu’on est encore en cours d’évangélisation !
Vous défendez l’idée que la pop-culture peut avoir une véritable influence et être utile pour la lecture de leur propre ville, quelle est la valeur ajoutée pour un projet ?
Il y a deux apports possibles. Dans le premier, on se place dans un rôle « d’observatoire », en regardant ce qu’il se passe ou s’est passé ailleurs – on élargit le spectre, en somme. On part du postulat qu’au même titre que les sociologues, les artistes, écrivains, réalisateurs etc. sont des gens qui arrivent à humer l’air du temps, et qui le restituent à travers leurs créations, que ce soit un blockbuster, un essai d’anticipation ou un vélo « bricolé » destiné à être exposé dans un musée… On peut tout aussi bien aller fouiller dans une chanson d’Alain Souchon, un nanar fantastique d’origine tamoule, une pratique religieuse dépassée, ou dans les utopies urbaines de l’Antiquité… Bref, on regarde ce qu’il se passe dans la culture populaire au sens large, au même titre que dans les pratiques réelles, qu’elles soient actuelles ou passées. A partir de là on essaie de montrer l’état des choses et d’en analyser le sens social et prospectif. On l’a fait par exemple sur la chimie pour le Grand Lyon : l’idée était de voir comment des œuvres comme Breaking Bad ou Harry Potter reflétaient, d’une certaine manière, le rapport complexe qu’entretient le grand public à l’égard de la chimie.
Le second rôle, c’est celui de « laboratoire ». C’est la partie créatrice, celle qui vient après l’analyse. Dans ce cadre, on accompagne nos clients dans la création de services innovants, ou dans la formulation de scénarios en réponse à un phénomène donné. Ca prend souvent la forme d’ateliers de créativité, sur une journée environ, où on essaye de faire bouillir leurs cerveaux. Parce qu’au final, ce sont eux qui connaissent le mieux leur métier. Nous, on les aide juste à l’approcher différemment. En allant piocher dans toutes ces inspirations, on arrive à mettre le doigt sur des choses vraiment stimulantes. Cette méthode a pour objectif de venir « décloisonner » les horizons de nos clients, elle permet d’appréhender une problématique donnée de façon neuve, avec un regard décalé. On leur faire sortir la tête du guidon le temps d’une intervention, en fait. Et pour ça, il n’y a pas de meilleur support que de montrer que ça a déjà été pensé ailleurs ou de manière fictionnelle. Si ça existe dans tel endroit ou dans telle œuvre, ça signifie que ça a nécessairement une certaine pertinence. Si on peut leur montrer ça, on les autorise en quelque sorte à penser un peu plus loin, penser un peu différemment.
Le troisième rôle qu’on aimerait poursuivre, c’est la transmission de savoirs. Parfois, nos clients n’ont pas forcément besoin de réfléchir à des concepts complètements décalés : ils ont juste besoin d’une mise à niveau sur tel ou tel enjeu urbain, soit parce que ce n’est pas leur métier, soit parce qu’ils veulent se débrouiller par eux-mêmes. On a déjà eu l’occasion de travailler avec des écoles, comme le Celsa ou l’ISCOM et quelques autres, et on aimerait approfondir ce format avec des pros, en leur proposant des sessions de formation sur nos sujets fétiches.
Est-ce qu’à la fin de ces journées de réflexion, le client pense son projet différemment, ou bien il intègre ces imaginaires dans leur travail ?
Les missions ne s’arrêtent pas à ces journées de créativité. Derrière, on a tout un travail d’approfondissement : on re-digère les idées, on les renforce en y injectant de la veille plus structurelle, etc. C’est à ce moment-là qu’on sait si on a bien fait notre travail. Si nos recommandations sont partagées, que ce soit en interne ou avec le grand public, on peut être satisfaits. Si l’étude ne finit pas dans un tiroir, c’est que la plus-value de ces méthodes a été appréciée, et c’est ça qui est cool.
Les boites qui se distinguent, ce sont celles qui proposent des choses un peu plus « barrées », qui vont dynamiter le territoire. Mais est-ce que [pop-up] urbain va devenir un programmiste pour faire « encore plus loin, encore plus sympa » ?
C’est une question que je me suis posée au tout début, car c’est vrai qu’on est un peu frustré d’être contraint à des phases de réflexion, souvent très en amont des projets, de ne pas pouvoir mettre les mains dans le cambouis, en fait. Mais c’est bien aussi de connaître ses limites, et on n’est clairement pas les plus doués pour ça ! On est davantage des inspirateurs que des constructeurs, c’est comme ça. On n’a pas de légitimité à dire à un client « il faut faire comme ci, il faut faire comme ça ». On ne dicte pas du concret, on décloisonne et on émoustille, notre rôle s’arrête là. Après, on laisse la main à des gens plus compétents, que ce soit en interne ou à d’autres boîtes. On est plus dans la conduite du changement. Notre responsabilité professionnelle va se situer dans le fait d’orienter un client vers ce qui nous paraît le plus intéressant, le plus pertinent, le plus jouissif, etc. On est les poils à gratter de l’urbain, et on laisse le « dur » aux décideurs et aux bâtisseurs.
En revanche, ce qu’on aimerait vraiment faire, c’est « matérialiser » nos idées, les faire sortir du blog pour les incarner dans des objets moins conventionnels. Le Near Future Laboratory a fait ça l’an passé, avec le court-métrage A Digital Tomorrow, qui montre une autre vision de la ville hyper-connectée. Ce genre de projets nous inspire, et on aimerait l’appliquer à nos propres visions urbaines. On a d’ores et déjà développé un Glossaire qui nous tient à cœur, et qui nous sert déjà à décrire certaines de nos envies… On aimerait maintenant aller vers des formats moins conventionnels. Et d’ailleurs, rien n’oblige à ce que ça vienne de nous. Si demain un auteur de BD souhaite reprendre à sa sauce un concept qu’on aurait évoqué au détour d’un billet, on en sera tout aussi fiers !
Vous semblez ne pas être les seuls sur ce terrain, avec des concurrents assez proches comme Deux Degrés…
C’est un bon exemple. Deux Degrés, typiquement, ce ne sont pas des concurrents, mais plutôt les meilleurs compléments qu’on pouvait souhaiter ! Ce sont des gens qui nous inspirent au quotidien. Je dirais même que ce sont des alliés, dans le sens où ils contribuent à rendre notre approche plus légitime. Si on est seul, on est perdant d’avance. C’est pour ça qu’on est ravi qu’il y ait un écosystème qui se construise aujourd’hui, et qu’on a souhaité leur rendre un petit hommage dans notre page de « complices ».
On est tous plus ou moins complémentaires : je pense à Chronos ou Nova7, qui associent eux aussi études et créativité et qui nous ont très concrètement appris le métier ; au Near Future Laboratory, avec qui on a participé au projet « Winning Formula » sur l’avenir du football, et qui ne cesse de nous inspirer ; à la Fing qui a une approche extrêmement précieuse sur les nouvelles technos, et plein d’autres. Il y a donc aussi Deux Degrés, qui nous explosent en termes de YOLO urbain, et dont on jalouse secrètement les bouquins, ou Urbain Trop Urbain, qui attaque le sujet par un biais plus poétique et philosophique et qui publie des ouvrages absolument envoûtants. Chacun contribue à apporter un certain regard sur l’espace qui nous entoure. Plus cet écosystème pèsera, et plus ça nous aidera à porter les idées auxquelles on croit.
Et quelle perspective envisagez-vous en tant que pop-up urbain ?
On compte profiter de l’année 2015 pour lancer nos propres événements, au sein desquels on invitera les gens qu’on aime lire, voir, écouter : des experts comme des professionnels, des artistes, des fous échappés de l’asile … On aimerait organiser ça sur des sujets divers et variés, qui conjuguent le fantasque et le concret, afin de montrer les passerelles qui peuvent exister entre les deux. Cela pourrait traiter de l’imaginaire de la Smart City dans le jeu vidéo ou de la réinvention du mobilier dans la science-fiction, ou tout autre thématique qui permette de regarder la ville sous un autre angle. On veut pouvoir mettre en lumière des gens dont la pensée est légitime, mais qu’on n’a pas forcément l’habitude de voir sur le devant de la scène.
Le but, pour nous, c’est aussi de diffuser nos valeurs, notre vision de la ville. Plus les gens – professionnels ou non – se pencheront sur nos convictions, plus on sera heureux, et plus la ville sera belle à nos yeux. Quand les décideurs et les bâtisseurs auront intégré pleinement ce principe de « lâcher prise » pour lequel on se bat, on prendra notre retraite au Japon en se disant qu’on a fait le taff.
Propos recueillis par Bruno Morléo et Claire Gervais. Toutes les illustrations de cette interview ont été aimablement fournies par le [pop-up] urbain.
38 Commentaires
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