L’arrivée du numérique a fait évoluer nos actes quotidiens autant que notre pratique professionnelle. Pour Repérage Urbain, notre bureau d’études en sociologie et urbanisme, elle a permis de lancer l’outil « Carticipe » qui nous amène aujourd’hui à repenser la façon dont nous exerçons notre profession.
L’intention de départ
Nous sommes quatre associés chez Repérage Urbain, tous issus des domaines des sciences humaines et de l’urbanisme. Une particularité du bureau d’étude est de travailler depuis de longues années avec des « carto-questionnaires » sur le terrain. Ces carto-questionnaires sont construits autour d’un fonds de carte autour duquel sont ajoutées des thématiques mises en débats et des questions comme pour un questionnaire d’enquête sociologique. Cet outil recueille la parole des habitants de façon plus proche, la dimension spatiale apporte ici un cadre précis et tangible à la concertation (le territoire) pour favoriser l’expression de chacun.
Par rapport à une démarche de cartographie participative plus classique, c’est-à-dire réalisée autour d’une carte grand format où chacun annote ses idées, cette méthode apporte une meilleure qualité d’écoute entre le sociologue et les habitants, mais aussi entre les habitants.
Nous avons donc numérisé ce principe sous la forme d’une carte numérique et nous y avons greffé les différentes potentialités d’interactions qu’offre le “web 2.0”, soit des fonctions de partage, de commentaire, de vote etc. Durant ce processus de création de la plate-forme, nous avons gardé comme ligne directrice l’ADN de notre philosophie : aller à la rencontre des habitants pour libérer leur parole. Dans le cas de Repérage Urbain, l’usage de la vidéo nous permet d’aller facilement vers les habitants grâce à un dispositif léger, de recueillir efficacement leur parole et de la restituer de façon intelligible à travers un montage allant à l’essentiel.
Quand nous avons commencé Carticipe, il y avait un certain engouement pour les maquettes 3D : les outils se démocratisaient et parallèlement, les données étaient mise à disposition. C’était une façon plus aisée de représenter le territoire en s’approchant des perceptions des habitants. Mais il s’agissait encore d’outils de communication n’étaient pas crées réellement pour dialoguer avec les habitants. À ce moment là, le projet UFO d’Alain Renk était l’un des rares projets qui nous semblait intéressant : s’inspirant des vues que l’on dessine avec un effet avant / après, l’outil permettait de recueillir l’avis des habitants, notamment par la réalisation de nombreux ateliers à différentes étapes du projet.
L’autre constat qui nous a poussé à mettre au point Carticipe était également très simple et basé sur notre vécu dans le domaine de la démocratie participative : les cadres n’étaient pas adaptés aux rythmes de vie de la plupart des habitants. En étant accessible en temps continu, on offrait alors la possibilité à de nombreuses personnes de prendre part à des débats sur l’urbanisme, ce qui s’est vérifié par la suite.
En outre, en tant qu’ entreprise, nous avons souhaité développer notre technologie pour gagner en productivité : cette plate-forme numérique automatise de nombreux processus en interne, notamment pour la production de données statistiques, ce qui permet de gagner en efficacité et d’affiner l’analyse. Carticipe est utilisable depuis des appareils mobiles pour des usages « sur le terrain ». Cette fonction n’est pas accessoire, car elle nous donne la possibilité d’aller à la rencontre des habitants, sur des lieux fréquentés (gares, écoles…) et à des horaires adaptés.
Le numérique n’a donc jamais été une fin en soi : elle est une invitation à aller vers le réel pour échanger et informer d’une part, et de l’autre, à faire remonter la parole des citoyens en la matérialisant sur la carte en ligne. Notre finalité a été de poursuivre un travail que l’on pourrait qualifier de « médiation urbaine ».
Retour d’expérience :
Déployée pour la première fois à Laval en février 2012 sur des thématiques liées au plan local d’urbanisme (mobilités, bâti-construction, équipements activités tertiaire, espaces verts et naturels), l’outil a rencontré un réel intérêt de la part des services, des politiques, de nos co-traitants mais surtout des habitants. En termes de chiffres, 609 idées ont été déposées, 482 commentaires ont été enregistrés et plus de 3000 votes en ligne ont été comptabilisés. Ces chiffres sont à mettre en perspective avec le nombre d’habitants de la ville : 50 000 pour une aire urbaine de 120 000 habitants. Par rapport aux chiffres d’une concertation « classique », ces résultats démontrent un réel engouement pour la plate-forme en ligne. Il faut cependant souligner que 187 idées ont été formulées au cours des ateliers, ce qui souligne l’intérêt et la nécessité de penser le déploiement d’un outil numérique de façon couplée avec des actions sur terrain. Pour cette démarche, la ville de Laval s’est vue décernée le label 4@ – mention démocratie en 2014 par l’association Ville Internet. Après deux autres expériences à Strasbourg et à Marseille, l’outil est aujourd’hui utilisé par une agence de communication et un bureau d’études pour animer la concertation pour le Plan d’Aménagement Général de Differdange au Luxembourg et des ateliers auront lieu prochainement.
À travers nos expériences dans diverses villes, les ateliers se sont révélés cruciaux pour mener à bien la concertation. Ils sont l’occasion d’engager un travail de médiation avec les habitants et de recueillir des propositions de qualité. Autour d’un animateur, on peut souvent travailler par groupe de 3 ou 5 habitants, un dialogue est alors noué et tout au long des échanges, des idées émergent et sont publiées en ligne. Comme le souligne le Conseil National du Numérique dans son rapport sur l’inclusion numérique, une médiation « directe » lève les obstacles pour tout ceux qui veulent participer, et instaure un lien humain avec les habitants.En outre, à l’occasion de balades urbaines, il est courant d’aller à la rencontre de différents publics pour aller chercher ceux qui sont parfois éloignés de la concertation. S’il n’est là aussi pas question de faire dans l’injonction participative (on peut très bien ne pas vouloir participer !), il s’agit en tout cas de se donner la possibilité de le faire et d’aller au plus près des habitants. Cette médiation permet également de vulgariser des contenus techniques ou juridiques pour les rendre plus compréhensibles.
En croisant les données issues de la concertation de terrain et les données récoltées en ligne, les points stratégiques convergent généralement quant aux questions de mobilités, de bâti, de commerces et et d’espaces verts. L’apport de l’outil en ligne réside dans la plus grande qualité et créativité des propositions. À Laval par exemple en termes de mobilités douces ou de commerces, une des conclusions importantes a été que les attentes des habitants allaient bien au-delà des objectifs initiaux fixés par la ville comme cela a été rapporté dans le bilan remis à la ville. Mais l’apport de Carticipe réside aussi dans le fait d’avoir des avis d’usagers de territoires parfois peu évoqués en concertation, comme par exemple la zone commerciale de Saint-Berthevin à côté de Laval, où certains salariés ont fait remarquer le manque de transport en commun ou de lieux de restauration.
Dans les deux cas, il est important de noter que les suggestions ne se bornent pas aux limites administratives mais bel et bien à l’ensemble d’une aire urbaine, pour mieux cerner les attentes des citoyens par rapport aux usages et aux évolutions du territoire. En termes d’orientations stratégiques, cela se traduit par la nécessité de penser le territoire à une échelle mieux articulée et d’alimenter une réflexion sur les rapports de coopérations entre acteurs territoriaux à une échelle métropolitaine.
Et après ?
On a assisté ces dernières années à de nombreuses évolutions juridiques en matière de concertation et de participation citoyenne : la loi Vaillant sur la démocratie de proximité donne un cadre législatif à la mise en œuvre de la participation depuis 2006. D’autres lois comme la loi dite Grenelle 2 ont élargi les obligations de concertation, notamment en ce qui concerne les documents de planification. Plus récemment, la loi de programmation pour la politique de la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 fait la part belle à la participation citoyenne en imposant la création de conseils citoyens et de maisons du projet dans le cadre des projets de rénovation urbaine et politiques sociales territorialisées (contrat de ville). Sans entrer dans les débats sur la légitimité et la portée de ces dispositifs en matière démocratique, ces orientations témoignent d’une volonté affichée par le législateur de favoriser la démocratie participative.
Ainsi un outil tel que Carticipe rend compte de l’intérêt naturel des citoyens pour les questions d’aménagement du territoire à l’échelle de l’agglomération. Dans un deuxième temps, il permet aussi de connaître au mieux les attentes de ces derniers en termes de stratégies urbaines et territoriales pour une première hiérarchisation de l’action via le système de vote. Il ne s’agit pas ici de remplacer les représentants politiques élus et les techniciens par un dialogue citoyen omnipotent et omniscient, mais plutôt de d’améliorer les moyens de prises de décisions de ces derniers. C’est en cela que MarsActu, lors de notre démarche à Marseille parlait de Carticipe comme un « gain de productivité démocratique« .
Pour les urbanistes, le fait de construire un diagnostic territorial approfondi et partagé à travers de nombreuses interactions et échanges est également un véritable atout. En favorisant ces échanges et en offrant la possibilité de créer un processus itératif de qualité, le numérique favorise le travail en transversalité sur un sujet par nature complexe et mouvant : la ville. En 2012, un article est paru sur Urbanews évoquant la possibilité d’un urbanisme « crowd-funded » (collaboratif). Le cadre institutionnel français est bien sûr aujourd’hui le principal obstacle pour mettre en oeuvre de telles expériences mais celui-ci évolue : des politiques comme le budget participatif à Paris ouvrent d’une certaine façon la voie à un urbanisme collaboratif. Pour Repérage Urbain, la prochaine évolution serait de mettre en place un Carticipe budget participatif, concept sur lequel nous planchons depuis quelques temps.
En 2012, l’article se concluait ainsi : “ Alors en 2012 à vous de créer le web ?… à vous de créer la Ville ?” En 2015 : que le spectacle continue !