D’abord, l’envie dans les yeux du petit garçon devant un château fort Playmobil, architecture crénelée reconnaissable parmi toutes, qu’il s’empresse de noter sur sa liste d’anniversaire.
L’émerveillement de la fillette qui promène avec assurance ses poupées dans une maison miniature, aux proportions souvent discutables, et dont les usages des pièces sont bien définis par de prudents indices parcimonieusement disséminés : cuisinière, baignoire, lit, cheminée…
Ensuite, une adolescence où l’attention réquisitionnée par une foule d’activités, d’images, d’interactions laisse souvent s’étioler les reliquats de cette passion pour l’espace et ce qui l’entoure.
L’adulte se voit ensuite stocké, le temps de ses activités diurnes, dans un plateau de bureau cloisonné ou en « open space », à l’envie.
Le samedi, il visite une exposition au centre George Pompidou, en soulignant l’impact – positif ou non – de l’architecture sur les œuvres présentées.
Il rentre ensuite dans son immeuble neuf sur-isolé et labélisé « performant », « passif » ou « énergie positive », retire son courrier dans sa boite au lettre aux normes NF D 27 204 et NF D 27 205 imitation bois exotique. Il monte dans son ascenseur conforme NF EN 81-70, ouvre sa porte en stratifié imitation chêne et enlève ses chaussures qu’il dépose sur le lino imitation parquet vieilli.
Il se dirige ensuite vers sa salle de bain pour se laver les mains, au milieu de l’espace immaculé (presque aussi grand que sa chambre, grâce aux normes d’accessibilité), entièrement faïencé en carreaux standard 15×15 blancs.
Le soir tombant, il allume son plafonnier qui dispense alors une lumière qui rappelle étrangement le bureau qu’il vient de quitter.
Il quitte le salon aux murs blancs, traverse le couloir blanc surdimensionné – pour permettre le passage et le retournement d’un semi-remorque aux normes – pour retrouver son lit, ceint de murs blancs éclairés par une ampoule élégamment vêtue d’une boule-papier Ikea (1,59 €).
L’art de tuer le beau
Notre société actuelle semble faire des efforts considérables pour nous désapprendre l’importance au quotidien du beau en architecture. En focalisant le débat sur quelques réalisations visibles qui cristallisent tous les fantasmes sur l’architecture (Musée des Confluences, Centre Georges Pompidou, Philharmonie de Paris, etc.), nous oublions que cette architecture n’est vécue que ponctuellement, de manière anecdotique et que nous acceptons d’habiter, de traverser, de vivre tous les jours des espaces d’une qualité bien moindre.
Le beau au quotidien est devenu facultatif en moins d’un siècle. Considéré comme trop subjectif, il a laissé sa place au fonctionnel et à l’économique, critères tout aussi subjectifs si on s’y penche un peu : fonctionnel pour qui et selon un mode de vie médian ? Economique à court terme, mais sur la durée ?
Syndrome de cette époque, les artisans ont déserté les chantiers pour laisser malgré eux la place aux « entreprises », fourre-tout juridique permettant de justifier un gain pécuniaire par une compétence normée et dépourvue de subjectivité, d’initiative, de créativité – et donc trop souvent de beauté.
Où sont passés les matériaux nobles intemporels, pérennes (et beaux !) – Bois, Pierre, Métaux, Verre ou Tissus – aujourd’hui cantonnés à des « touches mesurées » permettant de rehausser la fadeur matérielle de l’ensemble ?
A force de vouloir mettre tout le monde d’accord, notre système sociétal a évacué toute notion subjective du quotidien. Symptôme visible, la prolifération des normes permettant aux acteurs du bâtiment (entre autres) de se protéger en justifiant leurs « non-prises de décision » en se réfugiant derrière un référentiel « objectif » : hier, devant un immeuble Art Nouveau (la quintessence de l’architecture qui a donné un court instant la place qui leur est due aux art-tisans) nous étions partagés entre une adhésion à la beauté déployée ou le scepticisme quant aux choix des motifs végétaux sculptés dans la pierre.
Aujourd’hui, en bas d’un immeuble de logement collectif contemporain hyper-performant, nous sommes trop souvent unanimes sur sa pauvreté esthétique.
Chaque année, nous construisons nos plaies de demain, qu’il faudra – en plus de les habiter durant tout leur cycle de vie – réhabiliter à grands frais.
Ce constat, indubitablement pessimiste, est en fait une formidable opportunité de se ressaisir de la notion du « beau » non seulement en tant qu’architectes et autres professionnels des bâtiments, mais aussi et peut être surtout en tant que citoyen.
Élever notre exigence du « beau » au quotidien est un moyen sûr de faire évoluer l’architecture dans un sens que nous ne pourrons regretter.
Acteurs du bâtiment, prenons des risques !
Combattons les normes « rassurantes » qui sont le poison de l’architecture, brandissons le beau comme arme subjective assumée contre le consensualisme de la médiocrité et soyons à nouveau fier de ce que nous construisons et transmettons aux générations futures. La responsabilité de bâtir qui nous incombe (que nous avons choisi !) est lourde et nous devons en assumer toutes les conséquences en militant activement pour une qualité spatiale et matérielle du quotidien, au-delà des notions restrictives et tyranniques d’énergie, d’économie ou de labels !
Citoyen, exigez plus des promoteurs, des institutions. Vous définissez par votre demande les critères de demain. Plébiscitez les projets militants, boycottez les opérations immobilières à minima. Exigez le beau comme norme !
C’est un processus long de réappropriation de l’architecture par l’opinion publique et les acteurs du bâtiment qui seul pourra nous faire renouer avec une architecture quotidienne du beau. A nous de décider aujourd’hui si nous regardons nos villes musées avec un soupir de nostalgie, ou si nous portons ce débat, au lieu de le regarder lentement sombrer, complices.