Daniel Libeskind : « Nous ne devons jamais oublier l’émotion profonde de l’architecture »
Beaucoup de gens ne considèrent pas l’architecture comme particulièrement importante, même des gens très intelligents. Ils laissent cela à d’autres.
Mais pour moi, rien n’est plus important que l’architecture. L’architecture façonne notre monde et influence notre ressenti à la fois mentalement et spirituellement.
Ainsi, si vous vivez dans un endroit affreux, vous serez mentalement diminué. Imaginez-vous vivre dans un environnement sombre, sans fenêtre, avec rien d’autre qu’un mur blanc derrière vous. Vous vous sentiriez emprisonné, et cela aurait un impact préjudiciable sur votre santé mentale.
Dans les bâtiments qui nous émeuvent, il y a toujours une notion de soin.
L’architecture la plus neutre est souvent la plus agressive. Mais dans les bâtiments qui nous émeuvent, il y a toujours une notion de soin. La question n’est pas de savoir si un bâtiment nous fait nous sentir bien ou mal. Il s’agit de se sentir ému. C’est ce que signifie le terme “émotions”. Ce que nous ressentons, c’est un sentiment d’intensité, de passion et d’implication. C’est quelque chose qui est enraciné profondément en nous.
Regardez une construction de Frank Gehry, par exemple, et vous verrez l’amour, le soin et le travail infini que le pliage de cette pièce de métal ont nécessité. Vous pouvez remarquer dans les œuvres architecturales high-tech comme celles de Norman Foster, l’amour contenu dans un morceau de verre suspendu de manière incroyable, et à quel point il est difficile de faire en sorte qu’un morceau de verre ait l’air de flotter. C’est aussi la raison pour laquelle les gens adorent visiter de vieilles villes médiévales ou de jolis villages ; parce qu’ils nous inspirent des émotions.
L’architecture est le plus gros document non écrit de l’Histoire.
Dans les grandes villes, les grands bâtiments vous disent des choses que vous ignoriez et vous rappellent des choses que vous aviez oubliées. Ils sont une sagesse collective, un moteur supérieur à votre propre intelligence. L’architecture est le plus gros document non écrit de l’Histoire.
Nous sommes probablement en train d’en écrire un nouveau chapitre aujourd’hui. Des endroits qui étaient jusqu’à maintenant constitués uniquement de caravanes dans le désert se sont soudain mués en villes très denses, composées de bâtiments incroyables. Des villes qui étaient négligées rivalisent désormais avec d’autres villes majeures : Shanghai avec Pékin, Pékin avec Francfort, Francfort avec New York. Il y a 50 ans, personne n’aurait pu prévoir que ce seraient des villes qui entreraient en concurrence les unes avec les autres, plutôt que des nations.
La variété d’une ville est fondamentale. Je n’aime pas les villes oppressantes qui n’offrent aucun relief. C’est ce que l’on voit dans les tentatives autoritaires de contrôler l’architecture, qu’il s’agisse des penseurs des Lumières, de Staline, d’Hitler ou de Mussolini. Ils ont essayé de rebâtir le monde à leur image, et ils ont échoué dans leur tentative de jouer à Dieu à cause de notre irrépressible individualité.
J’aimerais souvent que la ville soit plus créative, que ses trottoirs constituent une expérience plus fantastique, parce que la vie est courte et qu’on n’a pas envie de se promener dans des endroits qui manquent d’ouverture d’esprit. Les grandes villes, celles que nous admirons vraiment, possèdent cette mystérieuse variété de pensées, de formes, de couleurs, de dialectes et d’idées spirituelles.
L’émotion est ancrée dans notre environnement et notre mémoire.
En tant qu’architecte, il relève de ma responsabilité de créer une connexion personnelle – non seulement avec l’environnement physique mais aussi avec la manière dont il déclenche nos mémoires et nos réponses émotionnelles.
Lorsque j’ai exploré le site destiné au Musée Juif de Berlin, je me suis projeté moi-même dans les âmes des absents, dans ce vide que je ressentais. J’ai essayé d’imaginer ce que cela ferait d’être là alors qu’on n’y est pas. Qu’est-ce que cela signifie de créer un lieu pour ceux qui ont été assassinés, aujourd’hui évaporés ?
On pouvait sentir cette émotion ici, à New York, après le 11-septembre ; les âmes de ceux que nous avons perdus à ground zero. Pas la peine d’être mystique ou religieux en aucune manière. Tout le monde le ressentait.
L’architecture est violente. Il faut toujours en creuser les fondations.
Quand on regarde les bases, les parois d’étanchéité, le vide, on est tout à coup enveloppé dans un espace qui ne correspond pas simplement à ce que l’on voit en surface. On est en connexion avec cet endroit et son histoire, et cette connexion nous parle.
Elle nous dit quelles sont les limites, les tabous. On ne peut pas traiter cela comme si on marchait tout simplement sur un autre type de sol. Cet endroit est unique. Il y a là-dedans une délicatesse qu’il faut protéger. C’est tout l’enjeu de l’exploration du site. Pour moi, c’est un voyage spirituel.
Même lorsqu’il s’agit d’un site classique, vous devez vous y intéresser et y être sensible. Sinon, tout est permis. L’architecture est déjà violente – il faut toujours en creuser les fondations – et on voit tout de suite quand quelqu’un fait quelque chose uniquement pour récolter un peu d’argent facile. On ressent le manque de soin et le silence qu’il produit.
Lorsque je suis venu ici pour la première fois en 2001, c’était une ville-fantôme. De temps en temps, il m’arrivait de voir deux ou trois personnes debout sous la pluie, qui observaient le site.
Jour après jour, j’ai vu ce site se transformer, mais se transformer en gardant une mémoire, pas en cachant ce qui s’était passé.
Les discussions autour de ground zero ont également évolué très lentement. C’était comme si quelque chose émergeait d’un abîme, ce qui n’est pas très différent de l’expérience que j’avais vécue à Berlin.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur ground zero, les développeurs parlaient de larges plaques de sol, pour faire des salles de marché, mais mon idée était très différente — je ne voulais pas que ça redevienne Wall Street, je voulais que ça devienne un quartier complètement différent.
Pour moi, la preuve de son succès, c’est que beaucoup de gens se sont installés dans ce quartier. 100 000 personnes sont venues vivres dans Lower Manhattan depuis que j’ai commencé à y travailler. C’est la renaissance d’une partie d’une ville qui incarnait Wall Street. Désormais, c’est un lieu de créativité.
La métaphore de la vie trouve sa source dans l’architecture. Naître, grandir, être, est une expérience architecturale.
Dans l’architecture, on trouve à la fois du profane et du sacré. Mais le sacré n’exclut pas la célébration. Ainsi, manger une glace ou lancer un frisbee à ground zero n’est pas en contradiction avec l’espace, parce que cet espace vous permet de faire certaines choses.
Cela prend longtemps, pour un espace public, de prendre forme. Pour ground zero, cela a déjà pris plus de 200 ans. Au début, New York n’était constitué que de quelques rues déposées sur une carte. Mais dans ce mouvement initial, on trouve déjà l’esprit de cette île, ce truc si spécial qui a jailli à la face du monde. L’esprit de l’inattendu.
C’est cet optimisme qui se loge dans chaque mouvement de l’architecture. La métaphore de la vie trouve sa source dans l’architecture. Naître, grandir, être, est une expérience architecturale. On démarre avec l’excavation, à partir de rien, avec juste un projet qui portera ses fruits en temps voulu. Peu importe combien un site est triste ou tragique, ou combien il a été maltraité par l’Histoire, l’architecture a une notion d’avenir.
Ce sens l’empêche d’être quelque chose de mineur. Même dans le fait d’ériger un monument aux morts, quelle que soit sa forme – écrire un livre, planter une fleur ou un arbre – il y a un sentiment d’espoir et de rédemption.
Pour moi, c’est ça, l’émotion de l’architecture.
Témoignage recueilli par Steven Goldberg, CNN
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