De plus en plus, les notions d’autogestion et de collaborativité sont mises en avant dans les modes de conception urbaine. La tendance de l’urbanisme passe de l’écologie à la wikilogie, comme si nous cherchions davantage à « faire avec » (mutualisation des ressources) plutôt qu’à « faire sans » (économie des ressources). L’innovation n’est plus uniquement recherchée dans la haute technologie mais dans la haute valeur d’usage associée à un projet.
Exit les projets aux 22 nuances de green, le discours tend désormais vers un urbanisme pérenne, plus intégré avec les contraintes et opportunités territoriales. Certaines initiatives dîtes « alternatives » répondent à ces nouveaux enjeux, comme le présente le voyage du collectif appelé « Espaces Possibles ».
Composé de trois jeunes urbanistes, Espaces possibles s’est lancé le défi de partir à la découverte d’un urbanisme autogéré en France et en Belgique, le tout à vélo ! D’avril à novembre 2015, ils effectuaient leur premier tour de France, donnant du sens au concept de la sérendipité, à savoir l’art de trouver ce qu’ils ne cherchaient pas au départ.
Frantz et Mathieu sont les urba-cyclistes et Chloé gère la logistique en parallèle. Aujourd’hui, ces baroudeurs du temps des urbanistes modernes sont de nouveau sur les routes de France et de Belgique et ont pris le temps, entre deux poses de rustine, de nous livrer le récit de leur voyage, où l’urbanisme s’est émancipé des idées préconçues.
[UrbaNews.fr] : Comment est apparue l’idée de partir en vélo-trip à la recherche d’un « autre » urbanisme ?
[Espaces Possibles] : L’envie de départ était de partir voyager à vélo à travers la France, entre autres pour découvrir les paysages qu’on voit habituellement défiler à toute vitesse à travers la vitre du train ou de la voiture. Après un début de vie professionnelle frustrant pour nous deux, nous avions envie d’interroger notre pratique de l’urbanisme en allant voir les expériences atypiques que nous suivions de loin.
Par exemple nous voulions rencontrer ces collectifs de professionnels de la ville qui interviennent dans des espaces publics pour les aménager avec leurs usagers ou encore ces habitants qui se mobilisent collectivement pour améliorer ou défendre leur quartier. Parmi eux, nous pouvons citer le Collectif Etc à Marseille, Yakafaucon à Bordeaux, Horizome à Strasbourg, Vivre la rue à Brest, Pré en Bulle à Genève, Les Saprophytes à Lille et ParckFarm, dans la périphérie de Bruxelles tristement devenue célèbre, à Molenbeek.
[ndlr : ces propos ayant été recueillis avant les attentats du 22 mars à Bruxelles, la rédaction d’UrbaNews se permet de faire un aparté en vous invitant fortement à lire l’article consacré à Molenbeek publié sur le site Espaces Possibles, révélant une très belle (et très méconnue) référence de projet en autogestion : ParckFarm. De quoi offrir une image plus positive à la ville et ses habitants, qui luttent contre les amalgames et les généralisations… #BruxellesMaBelle]
L’idée était de remettre au goût du jour le concept d’urbanisme autogéré. Nous voulions dépasser l’urbanisme participatif, étiquette souvent usurpée et impliquant une impulsion et une décision qui restent toujours dans les mains des décideurs, qu’il s’agisse des élus ou de plus en plus des promoteurs. Pour nous, les expériences d’urbanisme autogéré sont celles où les habitants jouissent d’un rapport d’égal à égal avec les décideurs et d’un pouvoir de décision collectif pour transformer leurs espaces de vie.
En entendant urbanisme comme étant l’organisation de la vie dans un espace, cela nous donnait un panel très large de champs à investiguer, nous invitant à dépasser le logement et les espaces publics pour inclure aussi des lieux partagés et animés, créateurs d’urbanité : jardins, tiers lieux, bars, centres sociaux, lieux culturels, terrains vagues…
Nous nous sommes alors concertés sur les personnes à rencontrer avant de leur envoyer un mail comme on envoie une bouteille à la mer. Pour nous, l’idée de ce voyage était avant tout de se former à d’autres pratiques que celles que nous avions apprises lors de notre formation d’urbanisme à Rennes. Mais nous ne voulions pas garder cela pour nous. Constatant la relative confidentialité de ces initiatives auprès des élus, des praticiens et de la population en général, nous avons monté un site internet avec des amis, pour raconter notre tour et surtout pour décrire ces expériences d’urbanisme vivant et les collectifs tournant autour, avec le souci de rendre nos articles compréhensibles et intéressants pour tous types de lecteurs.
Finalement, le vélo, qui était le but initial de notre voyage, n’est devenu que le moyen de déplacement entre chacune de nos rencontres. Un mode de déplacement qui nous a toujours tout de même garanti un accueil généreux et chaleureux et ouvert quelques portes.
[UN] : Quels sont vos premiers retours d’expérience ?
[EP] : Pendant la pause hivernale, nous avons pu prendre du recul vis-à-vis de ce que nous avions étudié. Le premier retour, et peut être le plus important à retenir, c’est la multiplicité et la diversité des groupes, associations, structures, collectifs que nous avons rencontrés. Tous se sont toujours montré disponibles et très intéressés par notre démarche.
La majorité de ce monde rencontré n’avait pas conscience de pratiquer un urbanisme autogéré avant notre venue. Dans leur esprit, l’urbanisme renvoyait à une pratique forcément institutionnelle, ne concernant que le bâti et la voirie et souvent connoté de façon péjorative. D’après les principaux retours, la dimension autogérée n’était pas revendiquée ou du moins c’était ressenti plutôt comme s’il s’agissait d’un perpétuel but à atteindre.
De nombreuses personnes agissent au quotidien sans ressentir la nécessité de communiquer autour de leur action, qu’il s’agisse de créer des jardins en bas des tours, d’improviser une fête de quartier sur une place, de se réunir pour lutter contre la gentrification, de concevoir un lieu de vie collectif….
On fait souvent état de la morosité ambiante, d’un manque de confiance général dans les politiques nous guidant vers un avenir bien sombre, de la faiblesse ou du manque de consistance de la participation des habitants. Nous avons cherché derrière cette grisaille les projets réjouissants, positifs, qui rejettent le fatalisme, prennent en main leur destin et préfigurent la société post-crise.
Nous avons pu voir des gens qui construisent concrètement le monde de demain et celui-ci est joyeux, partageur, solidaire. Il fait aussi des émules, semant des graines de prise de conscience du pouvoir de la mobilisation collective et essaimant d’autres initiatives.
Ces personnes se ressaisissent de questions les concernant directement, pour répondre à leurs besoins de se loger, s’alimenter, se rencontrer, de jouir d’un environnement de qualité. Ils prouvent qu’ensemble, leur intelligence collective les pousse à avoir une réflexion de fond sur l’espace vécu, que la participation des habitants à la cité est plus fructueuse lorsqu’elle est spontanée et acquise. Par leur démarche ils redonnent à la politique ses lettres de noblesse.
De fait, leur action questionne le rôle de l’élu, toujours drapé dans l’imaginaire collectif national de sa fonction de garant de l’intérêt général, mais qu’il fait souvent déraper selon ce qu’il veut bien y entendre. L’intérêt général, fondement de l’action publique, n’est en effet nulle part définie dans la constitution ou le droit français.
[UN] : Comment imaginez-vous intégrer cette culture dans le monde de l’urbanisme « traditionnel » ?
[EP] : De février à juin 2016, nous retournons séparément en immersion dans 10 lieux où nous sommes déjà passés. Nous allons partager pendant un mois leur quotidien et leurs pratiques mais aussi leurs joies ou leurs difficultés. Nous allons ainsi pouvoir approfondir notre recherche. Ces 10 structures ont été choisies car elles s’inscrivent dans le long terme. Elles ne viennent pas faire participer les habitants lors d’un événement éphémère mais souhaitent s’inscrire dans leur autonomisation et leur émancipation.
Ensuite, nous allons travailler concrètement à la diffusion. Nous avons lancé différents chantiers : un livre, une conférence gesticulée, des conférences plus classiques, une exposition, peut-être des documentaires en formats courts…
Nous avons aussi l’envie de créer des rencontres qui mêlent les formes de fabrique de la ville avec les habitants que nous avons rencontré avec les pratiques existantes de l’éducation populaire. Comme l’explique Pierre Mahey, l’éducation populaire est sortie du champ de la participation des habitants au début des années 2000, laissant la place aux cabinets de communication et autres consultants dans ce qui devenait un marché avec la loi SRU. L’éducation populaire a tout intérêt à revenir dans le champ de l’urbanisme pour déconstruire les idées reçues sur la complexité des sujets, descendre l’expert de son piédestal, faire apparaître les dominations, et que les habitants se ré-approprient des questions concernant leur quotidien.
Notre ambition est aussi de mettre les personnes rencontrées, ou les nouvelles, en réseau afin de diffuser ces expériences.
L’urbanisme autogéré est un outil pour renforcer la démocratie dans la fabrique de la ville. Il ne faut pas le considérer seulement comme un acte communautaire renfermé sur le groupe de bénéficiaires mais comme une revendication de mise en pratique des obligations des pouvoirs publics vis à vis du bien-être des habitants. Pour cela, ils doivent être associés dès la phase de conception des projets urbains. Un rapport de confiance dans une relation d’égal à égal doit pouvoir se construire avec les décideurs.
Considérant que l’on ne peut être juge et partie, les techniciens au service des collectivités doivent pouvoir se libérer de leur devoir de réserve pour exercer pleinement leur fonction d’aide à la décision. Ils se doivent aussi d’être accessibles des habitants, d’être plus pédagogues, d’être capables d’accompagner des projets émanant d’habitants ou de tout simplement les laisser s’organiser.
On souhaite que l’approche sensible soit plus présente dans la conception des espaces. Les projets urbains oublient trop souvent que des gens vont vivre ces lieux. Des modalités de participation plus attrayantes que la réunion publique sont indispensables. Celles-ci doivent surtout reconnaître aux habitants un pouvoir de décision aux premiers concernés, les habitants, sans que la portée ne se limite aux marges des projets comme c’est presque toujours le cas. Plus de moyens et de temps doivent être investis pour ces processus.
La période de gestation des projets urbains s’en trouvera rallongée mais la démocratie est à ce prix. Et que pèse quelques mois de plus dans la durée de vie d’un logement, équipement, service si cela lui permet d’être plus juste, cohérent, accepté, appropriable, modifiable ?
Les pouvoirs publics doivent favoriser la mise en place de cadres de libertés, des instances autogérées de créativité sociale et spatiale, structures critiques survivant aux aléas électoraux, capables localement de construire des points de vue et d’agir sur le quartier, le logement, l’entraide, l’animation… à l’inverse de ce que sont devenus les centres sociaux et les maisons de quartier. Les documents d’urbanisme doivent aussi pour cela évoluer.
Les PLU n’intègrent pas la multifonctionnalité des espaces, les temporalités et les évolutions des usages, tout ce qui peut se passer maintenant ou un jour sur un même endroit. Ils continuent à segmenter l’espace, à fixer des limites, à produire une abondance de normes auxquelles il faudra ensuite déroger.
Quitte à zoner, les documents d’urbanisme pourraient inclure des zones urbaines autogérées et le faire savoir, espaces d’expérimentation laissés à la libre gestion de ses riverains, à l’image des communaux dans le cadastre. Ces espaces mutants, hybrides, seraient le lieu de tous les possibles pour le village ou quartier, lieu d’expression de l’initiative individuelle ou collective. Evidemment c’est aussi le lieu du conflit, au sens de désaccord, mais nécessaire pour ne pas sombrer dans l’incompréhension, l’indifférence ou pire.
Songez au terrain vague, au bout de champ ou de bosquet de votre enfance, songez à ses promesses de cabanes, de terrains de jeu, de scènes de concert, de projection de film, de fêtes populaires… Rêve éveillé et naïf de bienveillance générale ? Pas sûr… Changer sa manière de considérer les relations sociales et l’espace conduit à changer de comportement, et ces espaces sont déjà là, il suffit de bien regarder. Mais soyons bien conscients que le changement n’ira pas de soi, que c’est aux habitants d’agir à leur échelle. Tout est à conquérir, pour reprendre un mot maintenant bien ancré dans le jargon urbanistique !
Proust disait que le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. Ce voyage a débloqué nos imaginaires. Nous voulons aujourd’hui être au service des imaginaires et faire en sorte qu’ils grandissent en chacun.
[UN] : Quelles limites ou difficultés avez-vous rencontrées lors de ce périple (culturelles, politiques, techniques, financières, réglementaires…) ?
[EP] : Avant de partir, on aurait sans doute répondu que la plus grosse difficulté allait être le vélo. Mais finalement, après les 2-3 jours nécessaires pour se mettre en selle, le vélo a été pour nous de grands moments de respiration et de plaisir. En règle générale, on alternait entre une petite semaine de rencontres et des sessions d’un à quatre jours de vélo, avec des étapes entre 70 à 120 km, la plus grande et éprouvante ayant été celle de 140 km pour arriver en Ardèche sous un soleil de plomb.
Financièrement, nous avons été soutenus par de petites aides régionales pour les jeunes et surtout par une campagne de crowdfunding… d’ailleurs merci aux lecteurs qui y ont participé.
Cependant, la majeure partie du coût repose sur nos économies personnelles et quelques droits au chômage. Le voyage n’a pas été une grande dépense car nous avons été très souvent logés et nourris… merci aussi à ceux qui nous ont accordé leur hospitalité ! L’idée est d’équilibrer le budget du voyage sur le long terme et d’ailleurs, il est toujours possible de pré-commander notre livre via notre site 🙂
Le plus difficile, c’est peut-être d’écrire. Passer de l’oral du voyage à l’écrit du récit met plus de temps que ce qu’on aurait pu imaginer. Aujourd’hui nous avons donc beaucoup de retard sur nos retours d’expériences. De plus nos vitesses d’écriture diffèrent, mais comme dirait l’autre, “seul on va plus vite mais ensemble on va plus loin !”
Le REtour de France
De février à juin 2016, le collectif retourne séparément en immersion dans 10 lieux par lesquels ils sont passés afin de partager leur quotidien, leurs pratiques, leurs joies, leurs difficultés.
Mathieu sera à Brest auprès de Vivre la rue, à Celles avec l’équipe municipale, à Genève avec Pré en Bulle, à Lille parmi Les Saprophytes et à Nantes avec les Créalters et le Collectif Fil.
Frantz sera lui à Marseille au sein du Collectif Etc, à Bordeaux avec Yakafaucon, à Strasbourg chez Horizome, à Clermont-Ferrrand avec l‘UFO et à Notre-Dame-des-Landes sur la ZAD.