Trois professionnels de l’urbain – Quentin Lefèvre et Nicholas Henderson du Collectif TAMA, ainsi qu’Elsa Gabet (urbaniste et illustratrice) – ont échangé pendant le confinement sur leurs perceptions de l’espace public et leurs expériences urbaines durant cette période si particulière.
Le confinement a imposé un retour chez soi, au domaine privé, et une fuite contrainte ou délibérée du domaine public (parcs et jardins étant notamment fermés ). De fait, il a induit une libération de la ville et une modification du rapport à l’espace public. Nous étions curieux d’en analyser les effets sur notre perception de la ville, dans une perspective phénoménologique (réactions, émotions, comportements urbains). Nous avons ainsi, en creux, par la privation, pu expérimenter les bienfaits de certains éléments de nos villes sur notre état d’esprit, notre bien-être, notre condition physique.
Durant cette période, chacun d’entre nous s’est retrouvé confiné dans des formes d’urbanité contrastées : Elsa dans un appartement du centre ville de Montpellier, Nicholas dans une maison à Limetz-Villez en milieu périurbain et Quentin dans une maison de la banlieue ouest de Paris.
Dans un premier temps, nous avons chacun fait le récit de notre expérience urbaine lors d’un trajet d’approvisionnement alimentaire (voir ici et là). À la suite d’une première mise en partage de nos récits respectifs, nous avons formulé des thématiques transversales à nos trois expériences : la notion de sécurité, le rapport au temps, à la “nature”, aux contacts et à la densité humaine et à l’espace urbain dans son ensemble. Ces thématiques ont été transformées en questions font l’objet de l’entretien croisé ci-dessous.
1- Quel rapport au sentiment d’insécurité en ces temps de confinement ?
Quentin : Durant le confinement, je n’ai fait face à aucune des situations qui peuvent potentiellement me procurer un sentiment d’insécurité. En ce qui me concerne, il est plutôt lié aux transports en commun ou à certains cheminements piétons peu engageant souvent liés aux infrastructures routières.
Dans la continuité d’une placette décrite lors de mon parcours, au niveau d’une ruelle en particulier qui fait 2m de large, 20 m de long et sans “échappatoire” possible, j’ai en revanche pu ressentir que ma seule présence pouvait causer un sentiment d’insécurité pour une autre personne (une femme seule par exemple).
Elsa : Je me sens davantage en sécurité dans des lieux ouverts et moins congestionnés. Dans des petites ruelles étroites, l’évitement est moins facile. Dans un espace aéré, large, je suis plus libre de choisir ma trajectoire, d’éviter certains groupes de personnes ou certaines situations déplaisantes. Naturellement j’ai tendance à relier la notion de sécurité avec la problématique du harcèlement de rue.
Au début du confinement, les gens respectaient majoritairement la consigne et restaient chez eux. Je croisais peu de monde en sortant, j’avais un masque, je n’étais plus confrontée aux remarques de rue ou aux regards déplaisants, je n’avais plus besoin de penser aux lieux à éviter et j’étais beaucoup plus sereine.
Nicholas : Durant le confinement, l’insécurité n’a pas été un problème me concernant. Peut-être que cela est dû au fait de rester dans un endroit qu’on a considéré comme sûr, au début de cette période, notamment en campagne ou je me suis « réfugié » et où les interactions sont plus rares. Même si je devais sortir, je ne rencontrais pas beaucoup de personnes, j’étais dans un environnement avec beaucoup de verdure, c’était apaisant et rassurant par rapport à la situation que nous vivions.
2 – Quel a été votre rapport au temps pendant le confinement ?
N : C’est une des choses qui m’a le plus frappé durant le confinement : un rapport différent au temps et notamment à la vitesse ou à la lenteur des choses… Cela m’a vraiment frappé quand je sortais de mon lieu de confinement, notamment quand j’ai pris la voiture. C’est l’allure des quelques voitures croisées qui m’a fait comprendre que tout allait plus lentement. J’imagine qu’au contact des autres personnes, j’avais tendance à ralentir encore plus, à faire attention, peut-être parce que la situation était déjà compliquée. Au contraire de mon lieu de confinement où il y avait beaucoup de vie !
E : Le rapport à la lenteur, je l’ai expérimenté chez moi, dans ma propre organisation, et à l’extérieur. J’ai redéfini mon organisation quotidienne pendant ce confinement en ritualisant davantage mes journées et en axant sur la qualité plutôt que sur la quantité. J’ai vraiment cherché à investir chaque moment de la journée, à prendre le temps d’observer les périodes où j’étais la plus efficace, les périodes de repos et activités dont j’avais besoin pour équilibrer le tout. A l’extérieur, je me suis rendu compte que mon rythme de marche avait également ralenti, que j’étais davantage dans la contemplation, que je profitais plus de l’instant présent. J’ai observé aussi qu’en marchant plus lentement mes idées avaient beaucoup plus de temps et d’espace pour se développer, s’enrichir.
Q : Il m’a semblé que le rapport au temps était devenu assez paradoxal pendant le confinement. Le confinement lui même est une espèce d’enclave spatio-temporelle. On ne savait pas combien de temps tout cela allait durer. Le cadre temporel des sorties limitées à 1h n’empêchait pas le plaisir éprouvé pendant les balades. Au contraire, il m’a semblé que cela renforçait ce dernier. Ce qui me fait penser à une citation de l’artiste James Turrell qui dit en substance que « la limite crée l’infini ». On le dit pour l’espace (un cadre comme une fenêtre par exemple renforce par contraste ce qu’il y a derrière) mais cela s’entend également au niveau temporel : la limite d’une heure renforce le sentiment d’éternité du moment…
3 – Quelle a été votre relation à la “nature” (eau, végétation, animaux…) ?
N : Le contact le plus régulier que j’avais à la nature était le jardin du lieu où je résidais. Il y avait une incroyable activité : des arbres en fleurs, des tonnes d’insectes qui venaient butiner… La floraison des plantes a vraiment modifié le paysage et la vie dans le jardin ; il y avait comme un mouvement migratoire au sein même du jardin !
J’avais également la chance de pouvoir aller me balader en nature. Il y avait la Seine à proximité aussi. J’ai pu percevoir ses effets notamment au niveau des variations de température. Et puis le ciel étoilé était généralement dégagé le soir avec le beau temps. C’était agréable de prendre le temps de le regarder.
Finalement, mon rapport à la nature s’est intensifié, ça confirme l’idée de m’installer plus en campagne, pas trop proche de la ville pour pouvoir bénéficier de véritables espaces de nature, proches de chez moi.
En ville la relation au ciel est de plus en plus dégradée, on ne voit plus les étoiles avec la pollution, le confinement semble avoir eu un effet positif sur la qualité de l’air et nous a redonné accès au ciel et à ses imaginaires.
E : J’ai ressenti un réel besoin de contact avec la nature. Chez moi j’ai beaucoup de plantes, ça m’est vital. En ce moment c’est le printemps, tout fleuri ici mais ce que je préfère c’est le côté imposant des arbres gigantesques dont le feuillage s’est vraiment déployé durant les dernière semaines du confinement. On se sent submergés par la végétation en-dessous.
Les arbres offrent une atmosphère fraîche, apaisante, avec une énergie particulière. J’ai davantage été sensible à la variation de ressentis entre les espaces végétalisés et les espaces sans végétation car il y a eu quelques journées assez chaudes.
Q : La relation à la nature était très forte et généralisée sur au moins deux plans : concernant nos perceptions, j’ai l’impression que nous avons eu plus de temps pour l’observation, que nous avons déployé plus d’acuité à observer ce qu’il y avait autour de nous. D’autre part, sur le plan des pratiques sociales, jamais l’environnement entourant les lieux d’habitation n’a été aussi intensément fréquenté : comme les vergers situés autour de chez moi (situés à Mareil-Marly) qui étaient auparavant sous fréquentés compte tenu de leur beauté.
J’ai l’impression que de nombreuses personnes ont développé un rapport plus fort à la nature et au vivant.
4 – Comment avez-vous appréhendé les contacts humains et la densité humaine pendant le confinement ?
E : J’ai eu un peu tendance à éviter le contact humain. Même dehors, j’avais encore envie de me sentir seule. Quand je croisais des gens, on pouvait peut-être plus facilement se saluer, mais sans se forcer non plus. Le contexte était peut-être plus propice aux échanges, aux regards, parce qu’on marchait plus lentement et parce que l’on vivait un quotidien semblable. Mais globalement j’ai plutôt cherché à rester seule et j’ai choisi des parcours me permettant de rester dans ma bulle.
A contrario, j’ai eu énormément d’échanges virtuels pendant cette période. Avec une offre vraiment abondante de contenus sur les réseaux sociaux (live Instagram, conférences, moocs, visios..). Moi-même j’ai beaucoup communiqué et produit. De façon générale j’étais très connectée avec mes amis et mes proches. Cela m’a fait du bien de ressentir cette solidarité, ces liens qui se développaient malgré la distance, en trouvant d’autres moyens, en innovant. C’était vraiment moteur. Cette connectivité virtuelle intense a produit en même temps un besoin de nature, de calme et de tranquillité.
Le confinement ayant de fait modifié les notions de local/lointain, les relations se sont aussi réorganisées. Je me suis rendue compte de l’évolution de mes relations sociales en fonction des périodes, du rapport à la distance, etc.
Q : En ce qui concerne mes parcours dans l’espace public, je remarque qu’il y a eu moins de fréquence de contacts humains présentiels mais plus d’intensité. J’ai l’impression qu’il y a eu aussi un rapport plus cyclique et ritualisé aux personnes. Par exemple, j’ai remarqué plus d’intimité avec les vendeurs ou la boulangère avec qui j’ai développé une relation de reconnaissance mutuelle. On dit bonjour aux gens de manière plus facile et avec une vraie honnêteté.
N : La densité humaine… ici il n’y avait pas grand chose. Ce n’était pas gênant dans l’absolu. Ce qui m’a manqué c’était plutôt de voir mes amis. L’interaction réelle étant clairement limitée. Ce qui est assez drôle dans l’histoire c’est qu’avec la distance, je me suis rapproché d’un ami vivant au Canada ! C’est assez paradoxal, comme si les distances n’existaient plus pendant ce confinement.
5 – Quel a été votre rapport sensible à l’espace urbain pendant cette période ?
E : De manière générale, j’ai cherché à fuir la congestion. Pendant le confinement la circulation était beaucoup plus fluide et c’était vraiment agréable. Par congestion j’entends le regroupement dans un même espace de voitures garées, de passants, d’activités en tout genre. J’avais besoin d’espace et de calme. Ce qui m’a apporté le plus de confort lors de mes sorties en ville c’est la largeur des espaces urbains, le fait de pouvoir porter le regard loin et la présence de végétation.
Fréquenter des espaces publics, des rues, suffisamment larges pour pouvoir être libre de sa trajectoire, avoir la place d’éviter, de varier ses cheminements. Je suis aussi très sensible à la variété de formes, de tailles et de niveaux. J’aime les petits formats d’immeubles de 2-3 étages comme on en trouve dans tout le quartier des Beaux-Arts de Montpellier. Il y a aussi des jardins en terrasse notamment le long de l’avenue longeant le parc de la Comédie qui créent un horizon visuel vraiment agréable. La pente douce qui redescend vers le Corum offre aussi de nouveaux niveaux de vue sur le parc. Montpellier est vraiment une belle ville grâce à sa végétation, une architecture à taille humaine et cette variété dans la forme urbaine.
Q : J’ai remarqué une expansion de nos perceptions du local, comme si le monde s’était dilaté : le centre ville est devenu mentalement très loin, et Paris une autre planète. Inversement, le jardin est devenu central, avec une autre présence et une intensité puissante.
E : Je partage ce sentiment ! Les distances se sont accrues, ce qui était proche avant a semblé beaucoup plus loin.
N : L’expérience urbaine était assez inexistante en ce qui me concerne. Il y a une seule rue. De l’autre côté de cette rue, il y a quelques ruelles qui vont vers la forêt.
En évoluant autour de mon lieu de confinement, je me suis construit un grand espace sensoriel entre la forêt et les habitations. Là-bas, en lisière de l’urbain et de la forêt, il y a un sentiment de légèreté, de moindre oppression. L’urbain et le “moins urbain” se marient très bien, il n’y a pas de barrières, notamment visuelles entre les deux. Quand les terrains sont clos, du côté de la route, c’est différent, ça rend la perception assez opaque… je pense qu’il y a un réel sujet autour de l’horizon et de sa poursuite en ville.
En conclusion
Projetés du jour au lendemain dans un tout autre rapport à la ville pour limiter la propagation du virus, nous avons dû apprendre à réintégrer nos intérieurs, à rester chez-nous. L’espace public, lieu de rencontres, de liens en tout genre, d’expressions, de confrontations aussi entre usages et usagers, s’est vidé par mesures sanitaires et s’est paradoxalement rempli de files d’attentes projetées à l’extérieur des commerces et services restés ouverts.
Nos espaces publics sont devenus du jour au lendemain des lieux de contamination potentielle, des lieux d’évitement d’autrui, de distanciation sociale face à un enjeux majeur de santé publique. Nos lieux de vie sont devenus lieux de vide imposé et important à respecter.
Durant ce confinement, l’espace public était devenu la convoitise de tous. L’appel de la rue une tentation susceptible d’amende en l’absence de raison valable. Contraints de regarder nos villes depuis nos fenêtres, nous avons expérimenté pour certains le manque de choses auxquelles nous ne prêtions plus attention tant elles nous étaient devenues banales. Chaque sortie était devenue l’occasion de respirer l’extérieur à pleins poumons, de prendre une dose de vie et de “dehors”, une dose du monde pour mieux supporter l’isolement et l’enfermement et/ou une dose d’excitation mêlée d’anxiété.
Vidé de ses activités, animations, agitations habituelles, l’espace public est revenu au centre des intérêts et questionnements quant à la pertinence des aménagements développés face aux enjeux sanitaires, mais aussi sociaux, environnementaux, de mobilité, éducatifs… Nous avons vu émerger les débats et les effets d’une approche d’urbanisme tactique sur la place du vélo, ou encore la question de la répartition de l’espace public en fonction des usages. Le confinement a aussi induit un rapport renouvelé au cadre de vie qui de fait interroge la relation que les urbains entretiennent avec les espaces naturels.
La situation a amené une réflexion sur des aménagements permettant d’offrir une réponse plus durable en matérialisant nos enjeux environnementaux, sociétaux, sanitaires, éducatifs. Ce challenge se double d’une nouvelle temporalité puisque nous allons peut-être vers une alternance entre périodes “normales” et périodes de restrictions d’accès et d’usages de la ville et des espaces publics en particulier…